De rerum natura – Liber IV (v. 353-721)

Document PDF à téléchargerL'immarcescible œuvre philosophique de Lucrèce est traduite par les participants des forums de langues anciennes. Notons que la remarquable traduction en alexandrins et les commentaires des chants III et IV sont l'œuvre d'Ariel Suhamy, de pseudonyme Métrodore (adresse : metrodore chez free point fr) ; c'est sa version initiale, postée dans les forums, qui est présentée ci-dessous.
Quant aux versions les plus à jour et les plus abouties de sa traduction versifiée du chant III et de celle du chant IV, elles sont disponibles dans un document PDF PDF pour en faciliter la consultation et l'impression.
 

De rerum natura

Sensation et raison (v. 353-386)

 

Quadratasque procul turris cum cernimus urbis,
Propterea fit uti uideantur saepe rutundae,
Angulus optusus quia longe cernitur omnis
Siue etiam potius non cernitur ac perit eius
Plaga nec ad nostras acies perlabitur ictus,
Aera per multum quia dum simulacra feruntur,
Cogit hebescere eum crebris offensibus aer.
Hoc ubi suffugit sensum simul angulus omnis,
Fit quasi ut ad tornum saxorum structa terantur ;
Non tamen ut coram quae sunt uereque rutunda,
Sed quasi adumbratim paulum simulata uidentur.

 

Umbra uidetur item nobis in sole moueri
Et uestigia nostra sequi gestumque imitari,
Aera si credis priuatum lumine posse
Indugredi, motus hominum gestumque sequentem ;
Nam nihil esse potest aliud nisi lumine cassus
Aer id quod nos umbram perhibere suemus.
Nimirum, quia terra locis ex ordine certis
Lumine priuatur solis quacumque meantes
Officimus, repletur item quod liquimus eius,
Propterea fit uti uideatur, quae fuit umbra
Corporis, e regione eadem nos usque secuta.
Semper enim noua se radiorum lumina fundunt
Primaque dispereunt, quasi in ignem lana trahatur.
Propterea facile et spoliatur lumine terra
Et repletur item nigrasque sibi abluit umbras.

 

Nec tamen hic oculos falli concedimus hilum.
Nam quocumque loco sit lux atque umbra tueri
Illorum est ; eadem uero sint lumina necne,
Vmbraque quae fuit hic eadem nunc transeat illuc,
An potius fiat paulo quod diximus ante,
Hoc animi demum ratio discernere debet,
Nec possunt oculi naturam noscere rerum :
Proinde animi uitium hoc oculis adfingere noli.

1 – La tour carrée-ronde

La tour de la cité que nous voyons au loin
Souvent apparaît ronde alors qu'elle est carrée :
C'est qu'à nos yeux de loin tous les angles s'émoussent,
Au point de disparaître, et leur choc s'amortit,
Leur coup ne parvient pas jusqu'à notre regard ;
Car tout cet air que traversent les simulacres,
Les froissant sans relâche, en écache les bords.
Quand donc à notre sens tous les angles échappent,
La structure de pierre a l'air passée au tour,
Non pas comme un objet présent et vraiment rond,
Mais comme modelée un peu par un jeu d'ombres.

2 – L'ombre

L'ombre aussi nous paraît se mouvoir au soleil,
Nous suivre pas à pas en imitant nos gestes ;
– Si tu crois que de l'air dépourvu de lumière
Peut marcher, en suivant faits et gestes des hommes.
Car ce qu'en général nous appelons une ombre,
Ne peut être qu'un air dépouillé de lumière.
C'est bien sûr qu'en marchant sur des lieux successifs,
Nous privons de soleil le sol où nous allons ;
Celui que nous laissons de même s'en remplit.
D'où cette impression qu'une seule et même ombre,
L'ombre du corps, nous a suivis en droite ligne.
Car le flux des rayons toujours se renouvelle,
Comme si dans le feu l'on filait de la laine ;
Sans peine donc le sol est privé de lumière,
Puis s'en remplit de même et se lave des ombres.

3 – Sensation/raison

Admettons-nous pourtant qu'ici les yeux se trompent ?
Non : leur rôle est de voir où sont ombre et lumière ;
Mais si cette lumière est une autre ou la même,
Si l'ombre de là-bas est la même qu'ici,
Ou s'il en va plutôt comme nous l'avons dit,
La raison de l'esprit doit seule en être juge ;
Les yeux ne peuvent pas connaître la nature :
Ne leur impute donc le défaut de l'esprit.

 

Encore un plan en trois parties, qui conclut tout ce premier temps sur la vue :

  1. Les illusions des sens : l'usure des simulacres explique l'illusion de la tour carrée vue ronde de loin.
  2. Les interprétations mythologiques de certains phénomènes : l'interception de la lumière par le corps explique le phénomène de l'ombre.
  3. Conclusion programmatique sur le jugement : les yeux ne peuvent pas connaître la nature, ne pas leur imputer le vice de l'esprit.

La distinction des données des sens et de ce que le jugement y rajoute est la pierre de touche de toute démarche épistémologique.
La tour carrée prolonge l'exemple de l'image carrée (230-238) ; l'ombre reprend l'image du double dans le miroir qui imiterait nos gestes (gestum imitari, 319). Dans les deux cas l'illusion est celle d'un dédoublement paradoxal, des choses (la tour carrée et ronde) ou de nous-même (debout/gisant). Ici encore l'élément réel qui fait la substance du phénomène, c'est l'air diversement modifiant ou modifié, rabotant les simulacres à une certaine distance, modifié par l'ombre ou la lumière.

  1. Comment les angles s'arrondissent. L'exemple de la tour est classique chez les sceptiques et sert ordinairement à dénigrer les sens. Selon la doctrine épicurienne, il n'y a pas d'erreur au niveau des simulacres : si je les vois ronds, c'est qu'ils le sont, et que l'air environnant les a réellement arrondis sur leur parcours. Il n'y a donc pas d'erreur des sens. L'erreur consiste à attribuer à l'objet même les caractères de ses simulacres, qui peuvent se modifier dans leur course. Le terme de simulacre est ici pleinement justifié : le simulacre est à l'image de l'objet, mais cette image est elle-même susceptible de se modifier selon les vicissitudes de son parcours (avant de l'être encore par l'imagination qui elle aussi rabote et recompose à loisir les images).

    Lucrèce fait d'ailleurs observer qu'en fait, la tour qui semble ronde ne le semble pas comme l'est un objet vraiment carré, mais plutôt à son image, adumbratim : le terme fait transition vers l'exemple de l'ombre. Cette observation ne traduit pas un vacillement dans son raisonnement, mais au contraire indique déjà que l'erreur vient d'une inattention aux données exactes des sens et au jugement précipité de l'esprit à leur sujet, toujours tenté de ramener l'inconnu au connu et de confondre les ombres avec ce qu'elles imitent.

  2. L'ombre, miroir de nous-même ? Nous avons l'impression d'une seule et même ombre nous suivant à la trace, alors que ce que les sens nous livrent, c'est simplement que la lumière est interceptée à l'endroit du sol où notre corps se déplace, à chaque instant. L'impression n'est donc pas dans les sens, mais commandée par une opinion préalable (« si tu crois que... »).

    L'illusion est dans les deux cas celle de la continuité (des tours, de l'ombre) : l'esprit fait erreur quand il croit que ce sont les mêmes tours, ou la même ombre (eadem), qu'il anime ainsi d'un pouvoir surnaturel. Et l'ombre est supposée elle-même être un double de nous-même, comme le sont les ombres sorties des Enfers évoqués au début du chant : les fantômes sont ceux qui sont « privés de lumière » (luce carentum, 36-39) et que l'on croit néanmoins voir. L'ombre est le lieu où l'imagination peut, à l'instar des enfants, forger tout ce qui lui chante. Comme dans le cas de la mort, l'erreur ici consiste à prêter à ce qui est privé de lumière quelque chose de visible sous un autre éclairage, de même que ce qui est privé de vie serait pourtant vivant d'une certaine façon. Et tout le chant III a montré la croyance selon laquelle la mort est quelque chose pour nous qui consiste à projeter la vie sur la mort, ou la mort sur la vie, à dédoubler la vie dans un monde fantomatique, à se croire soi-même, debout, gisant à terre, etc. : une ombre. À l'illusion d'une identité paradoxale de l'objet, répond celle d'une identité paradoxale du sujet lui-même dans le dédoublement. C'est ainsi que s'achève aussi le catalogue des illusions qui suit : illusion d'un dédoublement des objets et enfin, dans le rêve, illusion d'un dédoublement de nous-même, immobile et mobile à la fois.

  3. Sensation et raison : seule la raison connaît la nature. Nous parvenons ainsi à la distinction fondamentale entre la sensation et le jugement. Seul l'esprit est susceptible de se tromper : la sensation n'est jamais fausse. C'est en effet l'esprit qui porte un jugement sur les objets eux-mêmes, c'est-à-dire qui rapporte les données des sens à un seul et même objet – qui opère, comme dira Kant, une synthèse qui transforme le divers de la sensation en objet permanent, support du changement. Puisque les sensations ne nous font connaître que des simulacres détachés des objets, seul l'esprit peut concevoir cet objet comme source des simulacres, mais à condition de tenir compte de leurs variations selon les conditions dans lesquelles ils sont transférés jusqu'à nous pour éviter d'accuser les sens d'erreur. Seul donc l'esprit peut se tromper, lorsqu'il outrepasse les informations des sens, par exemple lorsqu'il affirme tout de suite que la tour est réellement ronde de près ou à la fois ronde et carrée selon les sens, sans se donner la peine de confirmer ou d'infirmer cette opinion ; plus généralement lorsqu'il émet des jugements d'identité (eadem... eadem). On n'a donc pas affaire à un pur sensualisme, qui s'en tiendrait à ce que l'on voit. La raison au contraire est habilitée à connaître l'invisible, à spéculer au delà des sensations. Mais elle doit prendre appui sur le visible, ne jamais aller contre eux, ne jamais déborder le champ autorisé par eux. C'est là le thème profond du chant IV : la raison laissée à elle seule, délire, il faut la soumettre à une rigoureuse « canonique » évoquée dans la lettre à Hérodote (50-51), explicitée dans le fameux texte de Sextus (Adv. Math., VII 204-212) et chez Diogène Laërce (X, 34) : ne pas juger d'avance, sur de simples présomptions, mais, dans le domaine du visible : (1) attendre, (2) se rapprocher puis (3) apprendre comment apparaît la chose de plus près. Règle qui vaut aussi, soit dit en passant, dans le traitement de l'amour et l'établissement de l'amitié.

Dès lors le plan est tout tracé : montrer dans chaque sens ce qui peut disposer l'esprit à l'erreur, puis expliciter les fonctions propres de l'esprit et enfin montrer comment les simulacres peuvent subir des variations trompeuses, non seulement dans leur transfert jusqu'à nous, mais aussi en nous.

Catalogue des illusions (v. 387-461)

Qua uehimur naui, fertur, cum stare uidetur ;
Quae manet in statione, ea praeter creditur ire.
Et fugere ad puppim colles campique uidentur,
Quos agimus praeter nauem uelisque uolamus.
Sidera cessare aetheriis adfixa cauernis
Cuncta uidentur, et adsiduo sunt omnia motu,
Quandoquidem longos obitus exorta reuisunt,
Cum permensa suo sunt caelum corpore claro.
Solque pari ratione manere et luna uidetur
In statione, ea quae ferri res indicat ipsa.
Exstantisque procul medio de gurgite montis
Classibus inter quos liber patet exitus ingens,
Insula coniunctis tamen ex his una uidetur.
Atria uersari et circum cursare columnae
Vsque adeo fit uti pueris uideantur, ubi ipsi
Desierunt uerti, uix ut iam credere possint
Non supra sese ruere omnia tecta minari.

Iamque rubrum tremulis iubar ignibus erigere alte
Cum coeptat natura supraque extollere montes,
Quos tibi tum supra sol montis esse uidetur
Comminus ipse suo contingens feruidus igni,
Vix absunt nobis missus bis mille sagittae,
Vix etiam cursus quingentos saepe ueruti ;
Inter eos solemque iacent immania ponti
Aequora substrata aetheriis ingentibus oris,
Interiectaque sunt terrarum milia multa,
Quae uariae retinent gentes et saecla ferarum.
At coniectus aquae digitum non altior unum,
Qui lapides inter sistit per strata uiarum,
Despectum praebet sub terras inpete tanto,
A terris quantum caeli patet altus hiatus,
Nubila despicere et caelum ut uideare uidere, [et]
Corpora mirande sub terras abdita caelo.

Denique ubi in medio nobis ecus acer obhaesit
Flumine et in rapidas amnis despeximus undas,
Stantis equi corpus transuersum ferre uidetur
Vis et in aduersum flumen contrudere raptim,
Et quocumque oculos traiecimus omnia ferri
Et fluere adsimili nobis ratione uidentur.
Porticus aequali quamuis est denique ductu
Stansque in perpetuum paribus suffulta columnis,
Longa tamen parte ab summa cum tota uidetur,
Paulatim trahit angusti fastigia coni,
Tecta solo iungens atque omnia dextera laeuis
Donec in obscurum coni conduxit acumen.

In pelago nautis ex undis ortus in undis
Sol fit uti uideatur obire et condere lumen ;
Quippe ubi nil aliud nisi aquam caelumque tuentur ;
Ne leuiter credas labefactari undique sensus.
At maris ignaris in portu clauda uidentur
Nauigia aplustris fractis obnitier undis.
Nam quaecumque supra rorem salis edita pars est
Remorum, recta est, et recta superne guberna ;
Quae demersa liquore obeunt, refracta uidentur
Omnia conuerti sursumque supina reuerti
Et reflexa prope in summo fluitare liquore.

Raraque per caelum cum uenti nubila portant
Tempore nocturno, tum splendida signa uidentur
Labier aduersum nimbos atque ire superne
Longe aliam in partem ac ue[ra] ratione feruntur.
At si forte oculo manus uni subdita supter
Pressit eum, quodam sensu fit uti uideantur
Omnia quae tuimur fieri tum bina tuendo,
Bina lucernarum florentia lumina flammis
Binaque per totas aedis geminare supellex
Et duplicis hominum facies et corpora bina.

Denique cum suaui deuinxit membra sopore
Somnus et in summa corpus iacet omne quiete,
Tum uigilare tamen nobis et membra mouere
Nostra uidemur, et in noctis caligine caeca
Cernere censemus solem lumenque diurnum,
Conclusoque loco caelum, mare, flumina, montis
Mutare et campos pedibus transire uidemur,
Et sonitus audire, seuera silentia noctis
Vndique cum constent, et reddere dicta tacentes.

Notre navire avance et nous semble immobile ;
Celui qui reste à quai, nous croyons qu'il le quitte.
Les plaines et les monts semblent fuir à la poupe,
Quand nous les dépassons à voiles déployées.
Les astres chevillés aux voûtes de l'éther
Semblent tous en arrêt ; mais ils bougent sans trêve,
Puisque dès leur lever ils reprennent leur route,
Illuminant le ciel, vers leur lointain coucher.
De même le soleil et la lune ont l'air stables,
Quand la réalité montre qu'ils se déplacent.
Sortant du flot marin, de lointaines montagnes,
Entre lesquelles s'ouvre un immense chenal,
Paraissent ne former qu'une seule et même île.
La cour semble tourner, les colonnes danser
Tout autour des enfants qui se sont arrêtés
De faire la toupie, au point de ne pouvoir
Ne pas croire à la chute imminente du toit.

Quand la nature érige, au-dessus des montagnes,
L'aurorale rougeur de l'astre aux feux tremblants,
Que le soleil, là-haut, semble si proche d'elles,
Jusqu'à les imprégner des flammes dont il bout,
Ces monts ne sont qu'à deux mille traits d'arc de nous,
Ou souvent même à peine à cinq cents jets de lance.
Entre eux et le soleil s'étend la vaste mer,
S'étalant sous l'éther aux immenses rivages ;
Des milliers de pays entrecoupent la mer,
Pleins de peuples divers et d'animaux sauvages.
Mais une flaque d'eau, d'un doigt de profondeur,
Qu'enferment les pavés d'une route de pierre,
Fait plonger le regard aussi loin sous la terre
Que le gouffre est profond du ciel jusqu'à la terre,
Et l'on croit voir en bas les nuages, le ciel,
Les astres enfouis, ô merveille ! sous terre.

Quand ton coursier se fige en plein milieu du fleuve,
Abaisse tes regards sur les ondes rapides :
Le cheval immobile a l'air d'être entraîné
Comme à contre-courant par une force vive ;
En quelque endroit du flot que traversent nos yeux,
Tout paraît emporté par un flux comparable.
Le portique, bien que ses lignes soient égales,
Et qu'il soit soutenu par les mêmes colonnes,
Cependant s'il est vu du bas dans sa hauteur,
A l'air de s'incurver vers le haut comme un cône
Qui joint le toit au sol et la droite à la gauche,
Jusqu'à la pointe obscure où les conduit ce cône.

Aux marins sur la mer le soleil paraît naître
Et mourir dans les flots, engloutir sa lumière.
Mais c'est qu'ils ne voient rien que le ciel et que l'eau ;
Ne sape pas partout les sens à la légère.
Ceux qui restent à quai voient au port les bateaux
Qui boitent en brisant leurs aplustres dans l'eau ;
En effet la partie émergente des rames
Est droite, comme est droit le haut du gouvernail ;
Mais par réfraction, ce qui plonge dans l'eau
Paraît changer de sens, repartir vers le haut
Et revenir flotter tout près de la surface.

La nuit, lorsque les vents emportent les nuages
Clairsemés dans le ciel, on croit voir les étoiles
Scintillantes glisser en sens contraire et suivre
Au-dessus un chemin tout différent du vrai.
Mais si l'on met la main sous l'œil et qu'on l'imprime,
Quelque sensation fait que tout ce qu'on voit
Semble se dédoubler : se dédouble la flamme
Qui fleurit sur la lampe, et tout le mobilier
À travers la maison se dédouble et gémine ;
Se dédoublent les corps et les faces humaines.

Enfin quand la douceur du sommeil nous enchaîne,
Que tout notre corps gît dans un repos suprême,
Nous nous croyons pourtant éveillés, remuant
Nos membres ; dans l'aveugle obscurité nocturne,
Pensons voir le soleil, la lumière diurne,
Quitter notre lieu clos pour le ciel et la mer,
Les fleuves et les monts, marcher à travers champs,
Et percevoir des bruits dans le grave silence
Que la nuit fait partout, et parler sans mot dire.

 

Ernout relève « un certain désordre » dans ce catalogue, désordre expliqué plus loin par l'expression uerborum copia cassa, un vain assemblage de mots. Lucrèce semble passer d'un domaine à l'autre par association d'idée, de façon à couvrir tous les domaines : le jour, la nuit, la distance et la proximité (l'immensité cachée et la flaque d'eau enfermant le firmament), le ciel, la terre, les illusions pour marins et les illusions pour terriens, pour enfants, celles que l'on subit et celles que l'on provoque soi-même.
Le catalogue est ponctué par les illusions qui inversent le rapport de mouvement et d'immobilité entre l'observateur et son objet ; s'y intercalent celles qui sont provoquées par la distance, réfractions et réflexions. Les dernières illusions reprennent le thème du dédoublement, soit provoqué directement par nous sur les objets (l'œil qu'on presse), soit subi par le sujet lui-même (le sommeil qui nous fait croire en mouvement quand nous sommes immobiles). Avec l'exemple du sommeil, on anticipe d'ailleurs sur la vision de l'esprit et la fin du Chant. Au passage Lucrèce signale la source d'une illusion (nous ne voyons pas tout) et avertit de ne pas leviter sensus labefactari undique, saper partout les sens à la légère. La prochaine fois nous verrons comment malgré les apparences les sens ne trompent jamais.

Voici maintenant le passage conclusif du catalogue des illusions.

Origine de l'erreur (v. 462-468)

Cetera de genere hoc mirande multa uidemus,
Quae uiolare fidem quasi sensibus omnia quaerunt.
Nequiquam, quoniam pars horum maxima fallit
Propter opinatus animi, quos addimus ipsi,
Pro uisis ut sint quae non sunt sensibus uisa ;
Nam nihil aegrius est quam res secernere apertas
Ab dubiis, animus quas ab se protinus addit.

Dans ce genre étonnant, nous en voyons bien d'autres,
Semblant tous attenter à la foi dans les sens.
En vain, puisque l'erreur, pour sa plus grande part,
Vient des opinions que notre esprit ajoute,
Qui font tenir pour vu ce que n'ont vu les sens.
Car rien n'est plus ardu que d'écarter les doutes
Que l'esprit de lui-même ajoute aux évidences.

 

Toute erreur naît d'une opinion ajoutée qui nous fait croire que nous avons vu quelque chose, alors que nous n'avons rien vu que des données sensibles : sa force de conviction repose sur l'évidence à laquelle elle se mêle presque inextricablement. Dès que la sensation paraît émettre une opinion, elle n'est plus la sensation. Il faut donc s'exercer, sur les exemples donnés, à discerner l'un de l'autre, à la « critique ». Si « rien n'est plus ardu » que de séparer sensation et opinion, c'est que nous confondons perpétuellement et tout naturellement ces deux ordres dans la perception courante : isoler l'évidence sensible va contre le mouvement naturel, c'est donc pénible. L'évidence n'est pas donnée immédiatement, ou plutôt est toujours immédiatement recouverte par l'opinion. Donc elle doit être soigneusement et laborieusement séparée de ce que l'esprit y ajoute spontanément : les opinions douteuses (mais pas nécessairement fausses) qui risquent de la contaminer. Ces opinions sont d'ailleurs utiles ; ce sont les anticipations de la perception, les prolepses qui conditionnent l'usage de la vie. Là sans doute s'enracine la fécondité poétique de l'épicurisme : pour revenir à la sensation même, il faut donner à voir ce qu'on voit en le distinguant de ce qui en est dit ou de ce qu'on lui fait dire.

L'épicurisme n'est pas une doctrine qui s'installe d'emblée dans le facile, la nonchalance. L'ataraxie est la fin, mais elle n'est pas donnée, elle doit se conquérir par un travail de tous les instants, qui passe en particulier par l'application des maximes. S'expliquent ainsi bien des paradoxes de l'épicurisme, qui passe pour un hédonisme scandaleux tant qu'on le regarde de loin, et qui de près paraît austère et sévère, ou même « triste ». C'est qu'il y a, par delà la combinaison entre sensation et raison, une combinaison entre la fin (le plaisir) et les moyens (les vertus, et avant tout la prudence, l'application de la canonique).

Cependant, Lucrèce ne prend pas ici la peine de revenir sur les illusions pour distinguer dans chaque cas la sensation et l'opinion. C'est qu'il y a plus important que ce travail de détail : l'acte de foi dans les sens.

La foi dans les sens (v. 469-521)

 

Denique nil sciri siquis putat, id quoque nescit
An sciri possit, quoniam nil scire fatetur.
Hunc igitur contra mittam contendere causam,
Qui capite ipse suo in statuit uestigia sese.
Et tamen hoc quoque uti concedam scire, at id ipsum
Quaeram, cum in rebus ueri nil uiderit ante,
Vnde sciat quid sit scire et nescire uicissim,
Notitiam ueri quae res falsique crearit
Et dubium certo quae res differre probarit.
Inuenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiem ueri neque sensus posse refelli.
Nam maiore fide debet reperirier illud,
Sponte sua ueris quod possit uincere falsa.

 

Quid maiore fide porro quam sensus haberi
Debet ? An ab sensu falso ratio orta ualebit
Dicere eos contra, quae tota ab sensibus orta est ?
Qui nisi sunt ueri, ratio quoque falsa fit omnis.
An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus ? An hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares oculiue reuincent ?
Non, ut opinor, ita est. Nam seorsum cuique potestas
Diuisast, sua uis cuiquest, ideoque necesse est
Et quod molle sit et gelidum feruensue seorsum
Et seorsum uarios rerum sentire colores
Et quaecumque coloribus sint coniuncta necessest.
Seorsus item sapor oris habet uim, seorsus odores
Nascuntur, seorsum sonitus. Ideoque necesse est
Non possint alios alii conuincere sensus.
Nec porro poterunt ipsi reprehendere sese,
Aequa fides quoniam debebit semper haberi.
Proinde quod in quoquest his uisum tempore uerumst.

 

Et si non poterit ratio dissoluere causam,
Cur ea quae fuerint iuxtim quadrata, procul sint
Visa rutunda, tamen praestat rationis egentem
Reddere mendose causas utriusque figurae,
Quam manibus manifesta suis emittere quoquam
Et uiolare fidem primam et conuellere tota
Fundamenta quibus nixatur uita salusque.
Non modo enim ratio ruat omnis, uita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis
Praecipitisque locos uitare et cetera quae sint
In genere hoc fugienda, sequi contraria quae sint.

 

Illa tibi est igitur uerborum copia cassa
Omnis, quae contra sensus instructa paratast.
Denique ut in fabrica, si prauast regula prima,
Normaque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parti claudicat hilum,
Omnia mendose fieri atque obstipa necessu est
Praua cubantia prona supina atque absona tecta,
Iam ruere ut quaedam uideantur uelle ruantque
Prodita iudiciis fallacibus omnia primis,
Sic igitur ratio tibi rerum praua necessest
Falsaque sit, falsis quaecumque ab sensibus ortast.

1 – Réfutation du scepticisme

Celui qui pense, enfin, qu'on ne sait rien, ne sait
Non plus si l'on peut le savoir, puisqu'il avoue
Ne rien savoir. Et donc je ne plaiderai pas
Contre qui veut marcher la tête sous ses pas.
Accordons qu'il le sait : je demande comment,
Puisque jamais avant il n'a rien vu de vrai,
Il sait ce qu'est savoir et ce qu'est ignorer,
D'où vient la notion du vrai comme du faux,
Et par quoi discerner le douteux du certain.
Tu verras que les sens ont créé les premiers
La notion du vrai, et sont irrécusables.
Car plus digne de foi doit être qui pourra
Par soi seul triompher du faux avec le vrai.

2 – Irréfutabilité des sens

Or que doit-on tenir pour plus digne de foi
Que les sens ? La raison, qui toute vient des sens,
Peut-elle aller contre eux, si les sens sont fautifs ?
S'ils ne sont vrais, elle est toute fausse elle aussi.
Ou l'oreille est-elle apte à critiquer les yeux,
Ou le toucher l'oreille ? Et qui réfutera
Le toucher ? Est-ce l'œil, le goût, ou l'odorat ?
Tel n'est pas mon avis : chacun a son pouvoir
Et sa faculté propre ; il est donc nécessaire
Qu'on sente à part le mou, la chaleur et le froid,
Séparément aussi les diverses couleurs,
Et toutes qualités conjointes aux couleurs ;
La saveur a de même une faculté propre,
Et l'odeur, et le son. Il est donc nécessaire
Qu'ils ne puissent les uns des autres triompher.
Ils ne pourront non plus se critiquer eux-mêmes,
Puisqu'une égale foi toujours leur sera due.
Et partant, ce qu'ils voient à chaque instant est vrai.

3 – Contre le pyrrhonisme

Et si notre raison ne peut trouver pourquoi
Le carré vu de près devient rond vu de loin,
Il vaut mieux cependant, si la raison nous manque,
Donner des deux aspects une cause fautive,
Que laisser de nos mains s'échapper l'évidence
Et violer la foi première, en renversant
Tout ce sur quoi s'appuient la vie et le salut.
Car si la raison croule, elle entraîne la vie,
Qui périrait sitôt qu'on n'oserait plus croire
Aux sens pour éviter gouffres et précipices,
Et tout ce qu'il faut fuir, pour suivre l'autre voie.

4 – Le canon

Tu peux donc regarder comme un vain bavardage
Tout argument dressé pour combattre les sens.
Quand on bâtit, si la règle première est torse,
Si l'équerre est trompeuse et sort de l'angle droit,
Si le niveau claudique un rien en quelque endroit,
Tout, nécessairement, est fautif et bancal :
Tordu, penché, de-ci, de-là, discord, le toit
Semble prêt à crouler en partie et s'écroule,
Tout trahi par l'erreur des premiers jugements.
Ainsi donc la raison qui naîtrait de sens faux
Serait tordue et fausse, nécessairement.

 

Lucrèce montre que les sens sont toujours fiables dans l'exacte mesure où ils sont infaillibles : rien ne peut réfuter la sensation (neque sensus posse refelli). Ni la raison qui en est entièrement originaire, ni les sens eux-mêmes.
Au contraire on peut construire sur eux : la raison édifie sur eux ses prénotions. Bien plus, elle le doit : sans cet édifice, c'est la vie même qui est menacée.

D'où une conception tout à fait originale de la vérité, qui n'est plus contemplation du vrai par la raison à partir d'une dialectique, donc pas l'adéquation de la pensée et de la chose, mais activité de confirmation et construction du savoir sous le contrôle d'une canonique, comme l'illustre l'image finale de l'architecte et la référence implicite aux trois critères : règle, équerre, niveau. Le critère du vrai n'est pas l'adéquation mentis et rei, mais la confirmation d'une hypothèse, ou (dans le cas de l'invisible) sa non-infirmation.

Suivant les Maximes capitales 22-24, Lucrèce, comme Kant plus tard, renvoie dos à dos deux types de personnages complémentaires qui se combattent l'un l'autre : le sceptique et le dogmatique. Le premier nie toutes les sensations (et du coup la raison aussi), le second affirme la toute puissance et l'indépendance de la raison (et éventuellement nie aussi la valeur des sens, ou du moins rejette certaines sensations). Lucrèce défend les sens, mais en même temps, il montre que la raison en découle entièrement, et qu'elle ne peut donc aller contre eux, ni les critiquer – ni même les étayer puisque ce serait contradictoire ; d'où un exercice périlleux qui consiste à prendre la défense des sens, sans pour autant démontrer rationnellement leur véracité. Comment argumenter en faveur d'un critère censé s'autoriser de lui-même, indépendamment de toute argumentation ?

La solution est simple, mais subtile : au lieu de démontrer positivement la vérité des sens, ce qui conduirait à une contradiction logique, Lucrèce pose l'impossibilité de les réfuter, tout en ajoutant que la raison en naît. Parallèlement, il montre aussi que toute position contraire mène à une auto-contradiction, qui n'est pas seulement logique mais vitale : on tombe, tel Pyrrhon, dans les précipices.

La méthode suivie est donc une méthode « non violente » qui consiste à simplement regarder la thèse adverse se casser la figure, ou les thèses adverses lutter vainement entre elles, comme le sage contemple de haut les combats dans la plaine, les hommes rivaliser de noblesse (quant à la valeur de leur critère de vérité). La sensation triomphe du faux avec le vrai, mais sans le combattre ; il lui suffit de se montrer. « Tu peux donc regarder comme un vain bavardage tout argument dressé pour combattre les sens. » Le sceptique parle pour ne rien dire. La dialectique guerrière se condamne elle-même.

D'où une double thèse : d'une part les sens sont toujours vrais, d'autre part, s'il y a erreur, cette erreur ne peut venir des sens, elle vient donc de l'esprit, de ce que l'esprit ajoute aux sensations lorsqu'il juge. En toute chose il faut revenir aux sens, non pour s'en tenir à eux (car les sens étant alogos, on ne pourrait rien dire), mais pour mesurer nos jugements à leur aune, ne pas sortir des conditions de l'expérience, ce qui ne signifie pas ne pas sortir du sensible. Mais les deux sont à la fois inséparables dans la connaissance, et en même temps toujours doivent être distingués par leur rôle, leur fonction. Les sens sont toujours vrais et donnent à la raison la notion du vrai, mais c'est la raison qui en fait usage pour connaître la nature, pour voir avec les yeux de l'esprit les choses invisibles que sont les éléments de l'univers, le vide et les atomes.

  1. La réfutation de la position sceptique classique. L'erreur vient de l'opinion ajoutée à l'évidence sensible. Mais ne pourrait-on affirmer que les sensations elles-mêmes sont fausses ? Qu'on ne sait donc rien, y compris même qu'on ne sait même pas si l'on sait ? Celui qui pense qu'on ne sait rien ne sait pas non plus s'il pense quelque chose de vrai puisqu'il avoue ne rien savoir. Lucrèce fait allusion ici à Métrodore de Chio, nous dit-on. Cf. Cicéron, Premiers Acad., II, 23, 73 : « nous ne savons ni si nous savons quelque chose ni si nous ne savons rien, et nous ne savons même pas s'il existe un ignorer et un connaître, et plus généralement, s'il existe quelque chose ou s'il n'existe rien ». La riposte consiste à montrer que ce disant, on en sait en fait plus qu'on ne croit : on a la prénotion du savoir, et cette prénotion, si elle ne veut pas se réduire à du pur flatus vocis, doit bien s'appuyer sur une expérience première.

    Ce Métrodore passe pour un élève de Démocrite et aussi comme un guide d'Épicure : Épicure aurait par lui compris l'aspect sceptique du démocritéisme. Le dogmatisme de Démocrite se paye d'un scepticisme radical.
    Lucrèce retourne l'argument : s'il ne sait pas si ce qu'il dit est vrai, inutile de discuter avec lui. Application de la maxime 21 : le refus de la lutte, de la discussion oiseuse. Cf. la sentence Vaticane 40 : « celui qui dit que tout est nécessaire ne peut rien objecter à celui qui dit le contraire, puisque cela est aussi nécessaire ». De même on ne peut affirmer qu'on ne sait rien puisqu'on affirme qu'aucune affirmation ne peut être faite. Cela revient à tout mettre à l'envers, ce qu'illustre l'image : marcher sur sa tête, figure impossible et proprement renversante (à ne pas confondre avec le précipice qui du moins est une attitude possible).

    Non seulement Lucrèce refuse de plaider contre le sceptique, mais il lui concède même qu'il le sait. Savoir qu'on ne sait rien suppose qu'on sache ce qu'est savoir, ne pas savoir ; d'où vient la notion du vrai et du faux ; comment il discerne le certain (ce qu'il dit) du douteux.
    Or, s'il n'a jamais rien vu avant de vrai, il ne peut répondre à ces questions. Le sceptique est donc acculé, soit à l'aphasie, soit à avouer qu'il a déjà fait l'expérience du vrai et du faux : il est conduit lui-même à chercher l'origine de son savoir du savoir.
    On est donc conduit à une question positive : quelle est l'origine du savoir ?

  2. L'origine du savoir est également le critère du vrai.

    « Tu verras que les sens ont les premiers créé
    La notion du vrai, et qu'ils ne peuvent pas être réfutés. »

    Lucrèce répond d'emblée à la question, de manière absolument « dogmatique », sans aucune argumentation, et passe aussitôt à la conséquence : on ne peut pas les réfuter. Appel à la conscience du lecteur – à l'expérience : tu verras. Essaye, tu verras. Il y a un bien une notion du vrai, qui vient des sens, et en plus cette notion est parfaitement fondée. L'erreur du sceptique est donc d'avoir pris aux sens cette notion du vrai, et d'avoir ensuite prétendu la réfuter. Mais en réalité, là aussi, c'est impossible.

    Pourquoi ? parce que les sens ne sont pas seulement à l'origine de la notion du vrai, ils sont aussi le critère de tout jugement, du vrai et du faux. Ce critère, ils l'offrent d'eux-mêmes, spontanément (sponte sua) – autrement dit sans le secours de la raison, ils peuvent triompher du faux avec le vrai. Le texte ici est très elliptique, mais on peut le reconstituer à partir de ce qu'on a déjà vu : l'esprit énonce des hypothèses dont certaines sont fausses (la tour est ronde parce que je la vois ronde), seuls les sens permettent de montrer la fausseté de l'hypothèse, et la vérité de la thèse inverse.

  3. Les sens ne peuvent être réfutés. A : impossible de les réfuter tous par la raison. Entièrement issue des sens (ce qui vient d'être posé), elle ne pourrait les réfuter sans se réfuter elle-même, ce qui revient à l'autocontradiction déjà dénoncée. La dépendance génétique implique une dépendance épistémologique. Elle implique que la raison doit se borner à raisonner sur ce qui appartient à la juridiction des sens (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne doit pas sortir de l'expérience sensible, mais qu'elle doit rester dans ce que les sens permettent de concevoir, en s'abstenant de toute abstraction). Donc la raison ne se réduit pas au domaine du sensible, mais au contraire applique la notion qu'ils lui ont transmise : le vrai, aux domaines qui leur échappent. C'est le domaine immense de la non-infirmation. Dans ce domaine la raison pourra parfaitement énoncer des certitudes : l'existence du vide, des atomes. Et aussi énoncer des hypothèses multiples, l'erreur étant de croire pouvoir les départager dogmatiquement. À la raison appartient le domaine de l'explication : ainsi, l'ombre.

    B : impossibilité d'une réfutation interne aux sens. (1) Impossibilité d'une réfutation mutuelle : chaque sens a son domaine propre. (2) Un sens ne peut non plus dans le temps se réfuter lui-même « parce qu'on leur doit toujours une même foi ». Maxime 24 : impossible de rejeter même une seule sensation (exemple de la tour carrée/ronde) : il faut admettre que toutes les deux sont vraies, et donc chercher l'explication à partir de ce principe. Ce qui est senti à chaque instant est vrai : il est vrai que j'ai vu la tour ronde, et cela reste vrai quand je m'approche et que je la découvre carrée.

    Conclusion : les sensations sont toujours vraies. Il n'y a pas de raison d'en rejeter une plutôt qu'une autre : c'est le renversement strict de la thèse pyrhonnienne (pas plus ceci que cela) !

  4. On ne peut vivre sans croire. Nous savons donc maintenant que les sens sont toujours vrais à chaque instant, mais la thèse sceptique pourrait revenir d'autant plus. On pourrait dire que toutes les sensations se valant également, on ne peut rien en dire : c'est l'aphasie pyrrhonienne. L'événement est vrai dans l'instant, il ne peut fonder qu'une vérité de l'instant.

    C'est tout le contraire : l'évidence de la sensation demande à être consolidée par des théories, même fausses.

    « Et si notre raison ne peut trouver pourquoi
    Le carré vu de près devient rond vu de loin,
    Il vaut mieux cependant, si la raison nous manque,
    Donner des deux aspects une cause fautive,
    Que laisser de nos mains s'échapper l'évidence. »

    L'évidence est donc à la fois irrécusable et fragile. Sans cette consolidation par le raisonnement, c'est non seulement le savoir, mais la vie elle-même qui s'écroule. Implicitement est introduit le troisième critère du vrai : l'affection. La défiance à l'égard des sens nous empêcherait d'atteindre l'état d'ataraxie que nous recherchons naturellement.

    Passage assez étonnant car après tout l'explication de la tour carrée repose sur la doctrine des simulacres : Lucrèce a l'air d'envisager, sous forme très hypothétique certes, qu'elle est peut-être fausse mais qu'il faudrait néanmoins s'y tenir faute de perdre la foi dans les sens (de quoi donner raison à « M. Sartre » contre lequel polémiquait Boyancé pour avoir affirmé qu'Épicure n'avait choisi le matérialisme que pour s'assurer la tranquillité). Mais c'est simplement une certaine application de la doctrine des simulacres qui est en cause, et pas la doctrine entière. L'important est surtout que l'explication relève d'un travail de la raison, qui construit ses hypothèses à partir d'un donné intouchable : l'évidence sensible.

    La sensation est donc la foi première, ou la « règle première » qui doit permettre de construire l'édifice du savoir. Viennent s'y ajouter deux autres critères : la norma (équerre) et la libella (niveau). On peut y faire correspondre les trois critères de la sagesse : la sensation, la prénotion, l'affection. La sensation est toujours vraie ; elle est à l'origine des prénotions du vrai (de la raison) ; elle est indispensable à l'ataraxie. Épicure est bien « l'architecte du bonheur », selon l'expression de Torquatus.

L'ouïe (v. 522-614)

 

Nunc alii sensus quo pacto quisque suam rem
Sentiat, haudquaquam ratio scruposa relicta est.
Principio auditur sonus et uox omnis, in auris
Insinuata suo pepulere ubi corpore sensum.
Corpoream quoque enim [uocem] constare fatendumst
Et sonitum, quoniam possunt inpellere sensus.
Praeterea radit uox fauces saepe facitque
Asperiora foras gradiens arteria clamor,
Quippe per angustum turba maiore coorta
Ire foras ubi coeperunt primordia uocum,
Scilicet expletis quoque ianua raditur oris.
Haud igitur dubiumst quin uoces uerbaque constent
Corporeis e principiis, ut laedere possint.
Nec te fallit item quid corporis auferat et quid
Detrahat ex hominum neruis ac uiribus ipsis
Perpetuus sermo nigrai noctis ad umbram
Aurorae perductus ab exoriente nitore,
Praesertim si cum summost clamore profusus.
Ergo corpoream uocem constare necessest,
Multa loquens quoniam amittit de corpore partem.

 

Asperitas autem uocis fit ab asperitate
Principiorum et item leuor leuore creatur ;
Nec simili penetrant auris primordia forma,
Cum tuba depresso grauiter sub murmure mugit
Et reboat raucum retro cita barbita bombum,
Et ualidis cycni torrentibus ex Heliconis
Cum liquidam tollunt lugubri uoce querellam.

Hasce igitur penitus uoces cum corpore nostro
Exprimimus rectoque foras emittimus ore,
Mobilis articulat uerborum daedala lingua,
Formaturaque labrorum pro parte figurat.
Hoc ubi non longum spatiumst unde illa profecta
Perueniat uox quaeque, necessest uerba quoque ipsa
Plane exaudiri discernique articulatim ;
Seruat enim formaturam seruatque figuram.
At si inter positum spatium sit longius aequo,
Aera per multum confundi uerba necessest
Et conturbari uocem, dum transuolat auras.
Ergo fit, sonitum ut possis sentire neque illam
Internoscere, uerborum sententia quae sit ;
Vsque adeo confusa uenit uox inque pedita.

Praeterea uerbum saepe unum perciet auris
Omnibus in populo missum praeconis ab ore.
In multas igitur uoces uox una repente
Diffugit, in priuas quoniam se diuidit auris
Obsignans formam uerbis clarumque sonorem.

 

At quae pars uocum non auris incidit ipsas,
Praeter lata perit frustra diffusa per auras.
Pars solidis adlisa locis reiecta sonorem
Reddit et interdum frustratur imagine uerbi.
Quae bene cum uideas, rationem reddere possis
Tute tibi atque aliis, quo pacto per loca sola
Saxa paris formas uerborum ex ordine reddant,
Palantis comites cum montis inter opacos
Quaerimus et magna dispersos uoce ciemus.
Sex etiam aut septem loca uidi reddere uocis,
Vnam cum iaceres : ita colles collibus ipsi
Verba repulsantes iterabant dicta referre.
Haec loca capripedes Satyros Nymphasque tenere
Finitimi fingunt et Faunos esse locuntur,
Quorum noctiuago strepitu ludoque iocanti
Adfirmant uolgo taciturna silentia rumpi
Chordarumque sonos fieri dulcisque querellas,
Tibia quas fundit digitis pulsata canentum,
Et genus agricolum late sentiscere, quom Pan
Pinea semiferi capitis uelamina quassans
Vnco saepe labro calamos percurrit hiantis,
Fistula siluestrem ne cesset fundere musam.
Cetera de genere hoc monstra ac portenta loquontur,
Ne loca deserta ab diuis quoque forte putentur
Sola tenere. Ideo iactant miracula dictis
Aut aliqua ratione alia ducuntur, ut omne
Humanum genus est auidum nimis auricularum.

Quod super est, non est mirandum qua ratione,
Per loca quae nequeunt oculi res cernere apertas,
Haec loca per uoces ueniant aurisque lacessant.
Conloquium clausis foribus quoque saepe uidemus ;
Nimirum quia uox per flexa foramina rerum
Incolumis transire potest, simulacra renutant ;
Perscinduntur enim, nisi recta foramina tranant,
Qualia sunt uitri, species qua trauolat omnis.

Praeterea partis in cunctas diuiditur uox,
Ex aliis aliae quoniam gignuntur, ubi una
Dissuluit semel in multas exorta, quasi ignis
Saepe solet scintilla suos se spargere in ignis.
Ergo replentur loca uocibus abdita retro,
Omnia quae circum fuerunt sonituque cientur.
At simulacra uiis derectis omnia tendunt,
Vt sunt missa semel ; quapropter cernere nemo
Saepe supra potis est, at uoces accipere extra.
Et tamen ipsa quoque haec, dum transit clausa [domorum]
Vox optunditur atque auris confusa penetrat
Et sonitum potius quam uerba audire uidemur.

1 – Le son est un corps

La raison désormais n'a plus de mal à voir
Comment les autres sens ont chacun leur objet.
Et d'abord c'est le corps du son et de la voix
Qui fait vibrer l'ouïe en glissant dans l'oreille.
Car le son et la voix, il faut bien l'avouer,
Sont eux aussi des corps puisqu'ils touchent le sens.
Outre cela la voix souvent racle la gorge,
Et le cri qui s'arrache écorche la trachée,
Car le passage étant trop étroit pour leur nombre,
Les atomes vocaux, en se ruant dehors,
Raclent la porte de la bouche qu'ils encombrent.
Il n'est donc pas douteux que la voix et les mots,
Puisqu'ils peuvent blesser, ont des corps pour principes.
De même tu sais bien ce que retire au corps
Et ce qu'enlève aux nerfs, jusqu'aux forces de l'homme,
Un discours continu, mené d'un bout à l'autre,
Des lueurs de l'aurore aux ombres de la nuit,
Surtout s'il se répand à grand renfort de cris.
Nécessairement donc, la voix est corporelle,
Puisque à parler beaucoup le corps perd de son être.

2 – Diversité des sons et des voix

L'âpreté de la voix vient de principes âpres,
Tandis que sa douceur de leur douceur est faite.
Leur forme est différente, en pénétrant l'oreille,
Selon qu'une trompette au mugissement grave
fait sourdement gronder un bourdonnement rauque,
Ou que des vifs [torrents] de l'Hélicon, [les cygnes],
De leur voix triste et claire, élèvent leur complainte.

Quand donc du fond du corps nous exprimons les sons
D'un seul trait par la bouche, ils sont articulés
Par la langue mobile, orfèvre des paroles,
Et figurés aussi par la forme des lèvres.
Quand l'espace franchi par la voix n'est pas long,
On doit entendre donc clairement tous les mots,
Et bien en distinguer l'articulation ;
Elle garde en effet sa figure et sa forme.
Mais au cas où l'espace est plus long qu'il ne faut,
En passant par tant d'air les mots doivent se fondre,
Et la voix se troubler durant sa traversée.
C'est pourquoi nous pouvons bien ressentir le son,
Mais non pas discerner quel est le sens des mots,
Tant la voix nous parvient confuse et embrouillée.

Et souvent un seul mot, lancé par le héraut,
Va frapper chaque oreille au sein d'une assemblée :
C'est donc que d'un seul coup une voix s'éparpille
En de multiples voix qui vont en chaque oreille
Imprimer le son clair et la forme des mots.

3 – Diffusion du son

Une part de ces voix échappe à nos oreilles
Pour se perdre plus loin et s'épandre dans l'air ;
Une autre est renvoyée en heurtant des corps durs,
Et nous dupe parfois par l'image d'un mot.
Si tu vois bien cela, tu pourras expliquer,
Aux autres comme à toi, comment dans les déserts
Les rochers nous renvoient les mots dans le même ordre,
Quand nos cris vont frapper nos compagnons perdus
Qui se sont dispersés parmi les monts obscurs.
Jusqu'à six ou sept fois j'ai vu certains endroits
Renvoyer de colline en colline une voix,
Chacune répétant les mots réverbérés.
Ces lieux, les peuples limitrophes se figurent
Qu'ils sont pleins d'égipans chèvre-pieds et de nymphes ;
Les faunes y feraient un nocturne tapage,
Rompant de jeux bruyants le silence muet,
Sur les sons de la lyre et des douces complaintes
Que la flûte répand sous les doigts des joueurs.
Au loin les paysans percevraient Pan, branlant
Sa perruque de pin sur son chef mi-sauvage,
Qui parcourt ses pipeaux d'une lèvre arrondie,
Pour diffuser sans fin la Muse forestière.
Tels sont les contes et légendes qu'ils publient,
Pur que ces lieux déserts ne semblent pas aussi
Abandonnés des dieux. D'où ces flots de merveilles ;
À moins d'autre raison, vu le gros appétit
Qu'a tout le genre humain en ses minces oreilles.

Du reste il ne faut pas s'émerveiller du fait
Qu'un endroit où nos yeux ne peuvent pénétrer
Laisse passer des voix qui frappent nos oreilles.
Si derrière une porte on voit des gens parler,
C'est parce que la voix peut traverser intacte
Les canaux sinueux, et non les simulacres.
Ceux-ci sont déchirés, sans canaux rectilignes,
Tels ceux du verre que traverse tout visible.

De toutes parts la voix en outre se divise,
Car l'une engendre l'autre, et sitôt apparue,
Elle part se résoudre en une multitude,
Ainsi qu'une étincelle explose en étincelles.
Les voix emplissent donc les recoins écartés,
Frappant de leur éclat tous les lieux alentours.
Les simulacres vont au contraire tout droit,
Gardant leur sens premier ; aussi, nul ne peut voir
À travers un obstacle où la voix peut passer.
Elle aussi cependant s'émousse en franchissant
Les murs, et dans l'oreille entre confusément ;
Et plutôt que les mots, on entend leur éclat.

 

Application du principe énoncé dans l'apologie des sens : chaque sens a son objet propre. Seront exposés successivement : l'ouïe, le goût, l'odorat. Dans chaque cas on montrera que ce sont bien là encore des corps qui entrent en contact avec nos sens, puis la diversité et la relativité des sensations, autour de la question : comment identifier la source de la sensation ? Quelle information nous fournit-elle sur l'objet dont elle émane ? Comment le corps sensible se diffuse-t-il ? Comment s'expliquent l'erreur et le mythe ? D'où l'ordre d'exposition : les sens sont classés par ordre décroissant de fiabilité.

Naturellement (et comme Épicure) Lucrèce commence par le son. Du son, il passe vite à la voix (uox, qui signifie à la fois son et voix) et à ce qu'elle devient : comment le son se fait voix ; comment la voix redevient son en se diffusant ; ce pourquoi on croit entendre une voix là où il n'y a que son. Ce passage du son à la voix illustre la mixtion du sensible et de l'intellect. L'ouïe n'est donc pas une pure sensation passive, s'y mêle toujours déjà une part d'activité de l'esprit qui l'interprète.
C'est ce qu'Épicure indiquait aussi en parlant d'une « ép-aisthèsis » (cf. la note 2 de Bollack sur 53).

La voix se disperse contrairement aux simulacres, et peut frapper tous les auditeurs, se répercuter (phénomène analogue aux miroirs : l'écho) et enfin passer à travers les obstacles, nous faisant « voir » ou imaginer (« l'image d'un mot ») au delà de ce qui est effectivement perçu.
Épicure dans la Lettre à Hérodote s'attachait à expliquer comment nous pouvons remonter à la source du son. Lucrèce pose à peu près la même question en s'interrogeant sur la façon dont la voix articulée se désarticule ou se recompose et ouvre la voie au mythe. L'horizon du texte est bien la fiabilité du son.

  1. Matérialité du son.

    1. Argument général : puisqu'ils touchent les sens, c'est que les sons sont des corps.

    2. Argument plus précis par la douleur. Ce qui heurte est quelque chose. La voix racle la gorge : elle a donc des effets physiques.

    3. Enfin elle s'épuise elle-même dans les longues harangues (aphonie). Pour toucher une foule, il faut crier et le cri est lui-même composé d'une foule d'éléments sonores qui arrachent la trachée.

    La voix donc un corps puisqu'elle peut nous blesser et puisqu'elle nous épuise en s'épuisant, c'est qu'elle fait partie du corps. D'où on peut déduire la diversité des matières expliquant la diversité des sons.

    Nota : l'exemple du discours tenu devant une assemblée du matin jusqu'au soir (ironie à l'égard des sénateurs, selon certains commentateurs, mais allusion plutôt au rôle politique de Memmius) sert de fil conducteur à tout le passage : on verra comment un mot peut aller frapper chaque oreille, mais aussi comment il peut se perdre et ne laisser passer qu'un éclat confus. On se souvient de la comparaison entre le chant bref du cygne et les cris de la grue qui se perdent dans l'air. Et de la sentence épicurienne : le discours bref et le discours long reviennent au même. Mieux vaut parler tranquillement à un ou quelques amis dont on a l'assurance qu'il ne déformeront pas nos paroles, à l'ombre d'un grand arbre, au bord d'une rivière.

  2. Diversité des sons et diversification de la voix.

    1. La voix âpre est faite de principes rugueux, le son grave de la trompette n'a pas la même consistance que le son clair des cygnes (si du moins il faut bien lire cycnis).

    2. Le son peut donc, contrairement aux simulacres, venir des profondeurs du corps, donc suivre des voies sinueuses. Ensuite, les lèvres et la bouche donnent à cette voix la forme des mots (sur la formation historique du langage, voir chant V, 1028-1062). C'est cela qui intéresse particulièrement Lucrèce. La langue est l'ouvrière, l'architecte (daedala) des mots. Elle cisèle le donné brut du son, le découpe en éléments signifiants. Lucrèce conteste ainsi implicitement la thèse de Démocrite qu'Épicure (Lettre à Hérodote, 53) contestait explicitement : ce n'est pas l'air qui prend figure sous l'effet de la voix lancée au dehors.

    3. Ces mots ainsi formés sont les premiers à pâtir de la distance parcourue ou des obstacles franchis : les sons ne vont pas aussi loin que les simulacres, et comme eux peuvent s'émousser. C'est pourquoi on entend les sons, mais non les mots à longue distance : phénomène semblable à l'émoussement des simulacres de la tour. Mais inversement, dans une assemblée, le héraut atteint l'oreille de chacun. C'est donc que le son se diffuse en se dispersant, contrairement aux simulacres qui vont en ligne droite. Cette dispersion, comme pour les simulacres, fait que les sons ne sont entendus qu'en partie : d'autres vont se perdre en vain, d'autres se réverbèrent. De là, certains phénomènes spécifiques et certaines illusions lorsque l'on croit qu'un son confus perçu de loin émane d'une voix prononçant des paroles.

  3. Spécificité de la diffusion du son et élimination des mythes.

    1. L'écho : le son se réverbère et, contrairement au miroir, dans le même ordre. Deux exemples symétriques illustrent ce phénomène. Utilité : nous pouvons atteindre des compagnons perdus dans la montagne ; nuisance : inversement, nous pouvons peupler des lieux déserts de fantasmes, alors même que nous savons qu'il n'y a rien. Deux raisons sont données à cette fiction : peupler des lieux déserts de dieux, ou « une autre raison », vu que le genre humain est très friand d'histoires ; d'après Ernout c'est ainsi qu'il faut comprendre auidum nimis auricularum (non par « avide de capter les oreilles », mais plutôt « friand de ses oreilles »). D'où l'opposition ironique entre la petitesse des oreilles et la démesure de leur appétit.

      En fin de compte ce qui séduit l'oreille ce n'est pas le phénomène naturel du son réverbéré, mais le son articulé, le discours mythique que l'on ajoute au phénomène, en forgeant (fingunt) le tableau impossible du faune agitant son chef monstrueux (mi-bête mi-homme) et dansant sur ses pieds de bouc pour séduire la nymphe, diffuser « sans fin » la muse forestière, cela afin de retenir l'attention (on se souvient que le rôle de la poésie est bien de maintenir l'attention, 23-24 : si tibi forte animum tali ratione tenere uersibus in nostris possem). Première mention du désir sexuel dans le chant et de sa puissance mythologique. Le mythe est lui-même forgé pour séduire. Du son sans source visible, l'imagination fait une parole mythique. On retrouvera dans la genèse de l'amour cette puissance néfaste du son accouplé aux simulacres :

      Nam si abest quod ames, praesto simulacra tamen sunt
      Illius et nomen dulce obuersatur ad auris.

      Car si ce que l'on aime est loin, ses simulacres
      Restent là, le doux nom assiège les oreilles. (1061-62)

    2. Le passe-muraille : il arrive cependant que l'on ait raison de « voir » ce que l'on entend, car le son passe à travers les murs ; là non plus il n'y a pas à « s'émerveiller » d'un phénomène s'expliquant par les propriétés des atomes sonores, qui traversent les murs et peuvent contrairement aux simulacres, suivre des chemins sinueux.
      Donc un son peut traduire ou non une voix, selon les cas. La solution est de s'approcher, de traverser la montagne, le mur, la porte pour s'assurer de l'opinion émise, pour dénicher la source du son.

    3. Les explosions multiples sont une autre distinction dans la diffusion du son : le son se diffuse en éclatant, comme un obus qui donnerait naissance à un autre obus, et ainsi de suite. L'allitération exceptionnelle du vers 606 illustre cette continuité. Les lieux reculés font écho au jeu de miroir qui permettait de débusquer les objets cachés dans les recoins (304-308). Mais cette fois, on a du mal à identifier la source.

Si la voix traverse les murs, elle perd sa forme jusqu'à redevenir son et s'émousse (optunditur), de même que les simulacres s'émoussaient dans l'air (optusus, 355). Malgré les différences, les corps sonores se comportent donc sur le modèle des simulacres : ils sont plus fiables de près, s'émoussent de loin, et nous devons nous garder de donner trop promptement voix à ce qui n'est que son.

Le goût (v. 615-672)

Hoc, qui sentimus sucum, lingua atque palatum
Plusculum habent in se rationis, plus [que] operai.

Principio sucum sentimus in ore, cibum cum
Mandendo exprimimus, ceu plenam spongiam aquai
Siquis forte manu premere ac siccare coepit.
Inde quod exprimimus per caulas omne palati
Diditur et rarae per flexa foramina linguae,
Hoc ubi leuia sunt manantis corpora suci,
Suauiter attingunt et suauiter omnia tractant
Vmida linguai circum sudantia templa ;
At contra pungunt sensum lacerantque coorta,
Quanto quaeque magis sunt asperitate repleta.
Deinde uoluptas est e suco fine palati ;
Cum uero deorsum per fauces praecipitauit,
Nulla uoluptas est, dum diditur omnis in artus ;
Nec refert quicquam quo uictu corpus alatur,
Dum modo quod capias concoctum didere possis
Artubus et stomachi umectum seruare tenorem.

Nunc aliis alius qui sit cibus ut uideamus,
Expediam, quareue aliis quod triste et amarumst,
Hoc tamen esse aliis possit perdulce uideri,
Tantaque [in] his rebus distantia differitasque est,
Vt quod ali cibus est aliis fuat acre uenenum ;
Est itaque ut serpens, hominis quae tacta saliuis
Disperit ac sese mandendo conficit ipsa.
Praeterea nobis ueratrum est acre uenenum,
At capris adipes et cocturnicibus auget.
Id quibus ut fiat rebus cognoscere possis,
Principio meminisse decet quae diximus ante,
Semina multimodis in rebus mixta teneri.
Porro omnes quaecumque cibum capiunt animantes,
Vt sunt dissimiles extrinsecus et generatim
Extima membrorum circumcaesura coercet,
Proinde et seminibus constant uariante figura.
Semina cum porro distent, differre necessest
Interualla uiasque, foramina quae perhibemus,
Omnibus in membris et in ore ipsoque palato.
Esse minora igitur quaedam maioraque debent,
Esse triquetra aliis, aliis quadrata necessest,
Multa rutunda, modis multis multangula quaedam.
Namque figurarum ratio ut motusque reposcunt,
Proinde foraminibus debent differe figurae
Et uariare uiae proinde ac textura coercet.
Hoc ubi quod suaue est aliis aliis fit amarum,
Illi, cui suaue est, leuissima corpora debent
Contractabiliter caulas intrare palati,
At contra quibus est eadem res intus acerba,
Aspera nimirum penetrant hamataque fauces.

Nunc facile est ex his rebus cognoscere quaeque.
Quippe ubi cui febris bili superante coorta est
Aut alia ratione aliquast uis excita morbi,
Perturbatur ibi iam totum corpus et omnes
Commutantur ibi positurae principiorum ;
Vt prius ad sensum quae corpora conueniebant
Nunc non conueniant, et cetera sint magis apta,
Quae penetrata queunt sensum progignere acerbum ;
Vtraque enim sunt in mellis commixta sapore ;
Id quod iam supera tibi saepe ostendimus ante.

Les organes du goût, la langue et le palais,
Réclament un peu plus d'effort pour les comprendre.

D'abord on sent le goût dans la bouche en mâchant
Pour exprimer le suc, comme l'eau d'une éponge
Qu'on presse dans la main pour la faire sécher.
Puis l'extrait se répand dans les creux du palais,
Les canaux sinueux de la langue poreuse.
Ainsi, quand le fluide est formé de corps lisses,
Le contact en est doux, douce en est la caresse
Aux contours saliveux de la langue mouillée.
Mais plus ils sont chacun remplis d'aspérités,
Plus l'ensemble picote et déchire le sens.
Et le plaisir du suc se limite au palais ;
Mais quand il s'engloutit tout au fond du gosier
Pour gagner tout le corps, il n'est plus de plaisir.
Qu'importe l'aliment dont le corps se nourrit,
Pourvu qu'il se digère et gagne l'organisme,
En gardant l'estomac continûment humide.

Je dirai maintenant comment les goûts diffèrent,
Et pourquoi l'aliment qui pour l'un est amer
À tel autre pourtant peut paraître très doux.
Si grande en ce domaine est la diversité
Que l'aliment des uns est poison pour les autres.
Tel, le serpent touché par la salive humaine
Dépérit et s'achève en se broyant lui-même.
L'ellébore est pour nous un poison violent ;
Il engraisse pourtant les cailles et les chèvres.
Quelle en est la raison ? Pour la pouvoir connaître,
Rappelle-toi d'abord ce que j'ai dit plus haut :
De multiples façons les semences se mêlent.
Or, tous les animaux qui prennent nourriture,
S'ils diffèrent d'aspect et que selon l'espèce
Les lignes et contours en sont délimités,
C'est qu'ils sont composés de semences diverses.
Cette diversité nécessairement touche
Ce qu'on nomme canaux : passages et chemins
Présents dans tout le corps, le palais et la bouche.
Il faut donc que les uns diffèrent par la taille,
Que certains soient carrés, d'autres triangulaires,
Souvent ronds et parfois pleins d'angles très divers.
Figure et mouvement l'exigent en effet :
Il faut que les canaux diffèrent en figures,
Que les chemins varient en raison des textures.
Ce qui pour l'un est doux est donc amer pour l'autre,
Du fait que le premier reçoit des corps très lisses
Qui glissent en douceur dans les creux du palais ;
Mais chez celui pour qui la même chose est âcre,
Ce sont des corps rugueux et crochus qui pénètrent.

Dès lors on peut déduire aisément tout le reste.
Quand la fièvre surgit par un excès de bile,
Ou que quelque autre cause a des effets morbides,
Alors le corps entier est tout bouleversé,
Sa structure atomique est sens dessus dessous ;
De sorte que les corps qui convenaient au sens
Ne lui conviennent plus, quand d'autres sont plus aptes,
Qui peuvent en entrant générer un goût âcre.
Dans la saveur du miel l'un et l'autre se mêlent,
Nous te l'avons montré dans tout ce qui précède.

 

Je conserve au premier vers la leçon hoc (O ; Q : oc), corrigée par Marulle en nec (« ne réclament pas plus d'effort pour les comprendre »). Ici, l'effort supplémentaire pourrait venir de la diversité des perceptions dans le cas du goût et de l'odorat.

Le plan est sensiblement le même que pour l'ouïe :

  1. Matérialité du goût – la démonstration est plus courte ; il n'y a même pas de démonstration, juste une description accompagnée d'une comparaison avec l'éponge qu'on essore.
  2. Diversité des effets – mais cette fois orientée vers les sujets, et vers la question du plaisir et de la douleur : comment expliquer que le même aliment puisse être doux aux uns, amer aux autres, nourrir les uns, empoisonner les autres ? voire même...
  3. ... au même individu selon son état physique ?

Nous progressons donc d'un pas vers la difficulté que pose le scepticisme. Dans les trois cas, ce sont les combinaisons atomiques qui répondent au problème.

Contrairement au son cependant, la saveur ne franchit pas de longues distances : elle disparaît dès le gosier. On ne se posera donc pas la question de son émoussement dans l'espace. Elle est ou elle n'est pas ; de plus, elle est soit plaisir, soit douleur. Cette qualification en entraîne une autre : utile/nuisible. L'ellébore est pour nous un poison « âcre », alors que les chèvres s'en délectent. Apparaît ici la question de la finalité qui sera traitée plus loin : le plaisir indique l'utilité, la douleur la nuisance. En observant que le plaisir s'arrête au palais et que l'important est de maintenir l'estomac humide, quel que soit l'aliment dont on se nourrit, Lucrèce limite cependant la portée de cette finalité. L'essentiel n'est pas de manger des choses goûteuses, mais d'échapper à la douleur du ventre... car tout plaisir (continu) « vient du ventre ». On est donc loin de cet « épicurien » raffiné aimant à se goberger (en anglais le mot epicure signifie « gourmet »).

L'odorat (v. 673-705)

 

Nunc age, quo pacto naris adiectus odoris
Tangat agam. Primum res multas esse necessest
Vnde fluens uoluat uarius se fluctus odorum,
Et fluere et mitti uolgo spargique putandumst ;
Verum aliis alius magis est animantibus aptus,
Dissimilis propter formas. Ideoque per auras
Mellis apes quamuis longe ducuntur odore,
Volturiique cadaueribus ; tum fissa ferarum
Vngula quo tulerit gressum promissa canum uis
Ducit, et humanum longe praesentit odorem
Romulidarum arcis seruator, candidus anser.
Sic aliis alius nidor datus ad sua quemque
Pabula ducit et a taetro resilire ueneno
Cogit, eoque modo seruantur saecla ferarum.

 

Hic odor ipse igitur, naris quicumque lacessit,
Est alio ut possit permitti longius alter ;
Sed tamen haud quisquam tam longe fertur eorum
Quam sonitus, quam uox, mitto iam dicere quam res
Quae feriunt oculorum acies uisumque lacessunt.
Errabundus enim tarde uenit ac perit ante
Paulatim facilis distractus in aeris auras ;
Ex alto primum quia uix emittitur ex re.

 

Nam penitus fluere atque recedere rebus odores
Significat quod fracta magis redolere uidentur
Omnia, quod contrita, quod igni conlabefacta.
Deinde uidere licet maioribus esse creatum
Principiis quam uox, quoniam per saxea saepta
Non penetrat, qua uox uolgo sonitusque feruntur.
Quare etiam quod olet non tam facile esse uidebis
Inuestigare in qua sit regione locatum ;
Refrigescit enim cunctando plaga per auras,
Nec calida ad sensum decurrunt nuntia rerum.
Errant saepe canes itaque et uestigia quaerunt.

1 – Diversité des odorats

Et puis voici comment le jet de l'odeur touche
Les narines. D'abord, d'un grand nombre de choses
Forcément fuse et roule un flux d'odeurs diverses,
Dont il est à penser qu'il se répand partout ;
Mais à tel animal telle odeur est plus apte,
Chacun selon sa forme. Ainsi parmi les airs,
Même de loin, le miel sert de guide aux abeilles,
Aux vautours la charogne ; et le flair des chiens guide
Où s'est porté le pied fendu des bêtes fauves,
Et le veilleur de la cité des Romulides,
L'oie éclatante, hume au loin l'odeur des hommes.
À chacun son fumet qui de même le guide
Vers sa pâture et le prévient du poison pouacre ;
Se conservent ainsi les espèces sauvages.

2 – Limite de sa portée

Parmi donc les odeurs qui frappent les narines,
Il en est qui pourront aller plus loin que d'autres ;
Aucune cependant ne peut porter si loin
Que le son, que la voix, et, j'omets de le dire,
Que ce qui heurte l'œil et frappe le regard.
Égarée, elle traîne et périt avant l'heure,
Facile à dissiper, peu à peu, dans les airs ;
Car d'abord elle a peine à s'extirper du fond.

3 – Limite de sa fiabilité

Que le flux des odeurs provient du cœur des choses,
Le signe en est que tout objet brisé, broyé,
Ou réduit par le feu, rend un parfum plus fort.
Ensuite tu peux voir que ses principes sont
Plus grands que ceux des sons, puisqu'elle est arrêtée
Par la pierre d'un mur que traversent les sons.
Tu verras donc aussi qu'il n'est pas si facile
De dépister l'objet qui répand son parfum ;
Car la charge, en tardant dans les airs, refroidit,
Sans courir annoncer, toute chaude, les choses :
Et souvent égarés, les chiens cherchent les traces.

 

Le mode de diffusion par effluve de l'odeur est plus proche de celui des simulacres ; cependant, il n'a jusqu'à présent servi de modèle que pour distinguer le flux erratique des fumées et des odeurs de celui, rectiligne, des simulacres (90). Comme les simulacres, leur flux se répand partout, mais n'est pas perçu par tous les êtres : chaque animal est plus ou moins adapté à tel type d'odeur (c'est la commensurabilité dont parle Épicure, H 53), qui le conduit vers son bien propre ou l'écarte du poison. Il y a donc plus encore que pour le goût, une relativité de l'odorat et une « adaptation » naturelle entre l'odorat et la survie. La relativité ici est au service de la vie – du moins chez les espèces sauvages. Chez l'homme, c'est plus douteux. Car, si l'odeur sert de guide, elle égare également quant à la source en raison d'un flux erratique : émanant des profondeurs par des voies contournées, elle périt souvent avant d'arriver à destination ; jamais elle ne va si loin que les simulacres ou le son ; elle se décompose ou se refroidit en se diffusant. Même les chiens sont trompés. Donc là encore Lucrèce compense aussitôt l'apparente finalité : l'odeur meurt avant d'avoir atteint son but (tarde uenit ac perit ante), et elle est peu fiable.

Contrairement aux simulacres qui émanent de la surface, surface qui se renouvelle perpétuellement de l'intérieur, l'odeur provient des profondeurs comme en témoigne l'odeur plus forte dégagée par un objet broyé ou brûlé. L'odeur provient donc d'une décomposition. En cela l'odeur est liée à la mort de son objet et elle-même ne cesse de périr. De plus, elle ne traverse pas les murs, contrairement aux sons : c'est donc qu'elle est faite d'atomes plus gros. L'odorat sert lorsque la distance a été parcourue, en dernier lieu, pour débusquer l'animal caché sous le taillis, lorsque les traces visibles disparaissent. C'est ainsi que les chiens sont utilisés à la chasse : on les conduit d'abord sur les traces visibles avant de laisser le flair faire son office.

Chez l'animal l'odorat guide ou détourne du bien et du mal. Mais tout ce flux d'odeurs diverses partout présent, n'est pas pour l'homme. Pourquoi ? Question qu'il faut reposer au regard de la sélection naturelle : comment l'homme a-t-il pu survivre et conserver son espèce, sans cette aide naturelle ?

Lucrèce signale que les premiers hommes, faute de ce savoir intuitif, s'empoisonnaient facilement eux-mêmes – alors que les modernes, plus savants, ont appris à servir le poison à leur prochain (V, 1009-1010), à faire usage du bien comme du mal, mais aussi du mal comme d'un bien : c'est l'exemple du miel qui combat auprès des enfants l'odeur désagréable de l'absinthe salutaire. Chez l'homme, la prudence et la raison prennent le relais du flair. On observe qu'après les animaux sauvages, abeilles et vautours, sont nommés ensuite (tum) des animaux domestiques : le chien agressif et l'oie protectrice, dont les hommes utilisent l'odorat, parce qu'il sert à annoncer l'invisible ; le gîte couvert de feuilles de la bête traquée, les envahisseurs nocturnes du Capitole. Or, dès le Chant I (399-409), à partir de ce flair qui relaie pour nous le sens de la vision, Lucrèce fait, pour convaincre Memmius de l'existence du vide, une comparaison très remarquable avec la pensée :

Multaque praeterea tibi possum commemorando
Argumenta fidem dictis conradere nostris.
Verum animo satis haec uestigia parua sagaci
Sunt, per quae possis cognoscere cetera tute.
Namque canes ut montiuagae persaepe ferai
Naribus inueniunt intectas fronde quietes,
Cum semel institerunt uestigia certa uiai,
Sic alid ex alio per te tute ipse uidere
Talibus in rebus poteris caecasque latebras
Insinuare omnis et uerum protrahere inde.

Je pourrais évoquer bien d'autres arguments
Pour t'arracher enfin ta foi dans mes paroles,
Mais au sagace esprit suffit ce peu d'indices,
Pour toi-même pouvoir connaître tout le reste :
De même que les chiens découvrent par leur flair
Le repaire feuillu des bêtes des montagnes,
Dès qu'ils ont mis le pied sur ses traces certaines,
Pareillement peux-tu toi-même en ces matières
Passer d'un point à l'autre et glisser tout entier
Dans les abris cachés pour en tirer le vrai.

La « sagacité » de l'esprit fonctionne de manière analogue au flair des chiens : à partir d'indices visibles, il remonte à l'invisible (le vide en l'occurrence), le subodore là où les sens ne fonctionnent plus, de même que le chien, une fois découvertes les traces visibles et certaines de l'animal (certa), le débusque là où il se cache (= où s'arrêtent les uestigia) grâce à son flair. Mais le flair ne sert qu'à la fin, le chien doit d'abord être conduit sur la piste où se sont marquées les traces des « ongles fendus » ; tout seul, il « égare », exactement comme l'esprit quand il se coupe des sens et prétend fonctionner tout seul, sans l'appui de l'évidence sensible. Lucrèce conduit Memmius comme le chasseur son chien, il lui montre des indices, des signes, lui « met le nez » sur la voie par la méthode analogique, puis lui laisse découvrir par lui-même ce que seul l'esprit peut percevoir, par soi seul, sans qu'il ait besoin d'enseignement. Les sens, dans les deux cas, se relaient : de la vision au flair, ou à la vue de l'esprit, comme la perspicacité et la sagacité chez Descartes (règle 9).

Dans cette mesure, c'est bien l'odorat ou le flair qui sert de modèle pour comprendre comment fonctionne l'esprit, plutôt que la vision. Dans les deux cas, il faut une proximité maximale parce que l'odeur est lente et ne reste chaude qu'auprès de sa source ; de même les objets intellectuels doivent être cernés de près, quasi par contact. Et si l'odeur peut égarer, parce qu'elle se déchire en sortant de ses profondeurs, puis dans les airs, inversement la découverte du vrai se fait par « insinuation » de l'esprit, dont le travail dans cette mesure est comparé à la uis promissa du chien, la force qui promet, qui se tend en avant, proéminente (si l'on peut comprendre ainsi la uis promissa).

L'odorat est donc chez les animaux le sens le plus précieux et le plus signifiant, mais chez l'homme, il perd ce statut au profit de la raison, qui perçoit des atomes très subtils (lui, au contraire, perçoit les plus gros) nous permettant d'anticiper et de chercher ce qui nous est utile.
Du coup, pour l'homme et pour l'homme seul, plaisir et utile se distinguent, voire s'opposent. Un plaisir présent peut être suivi de douleur, un déplaisir présent suivi d'un plus grand plaisir : l'absinthe de la doctrine. Et par conséquent, seul l'homme peut anticiper lui-même, par sa propre force, son avenir tout entier : seul, il peut être heureux ou malheureux.

Les répulsions de la vue (v. 706-721)

Nec tamen hoc solis in odoribus atque saporum
In generest, sed item species rerum atque colores
Non ita conueniunt ad sensus omnibus omnes,
Vt non sint aliis quaedam magis acria uisu.

Quin etiam gallum noctem explaudentibus alis
Auroram clara consuetum uoce uocare,
Noenu queunt rapidi contra constare leones
Inque tueri : ita continuo meminere fugai.

Nimirum quia sunt gallorum in corpore quaedam
Semina, quaecum sunt oculis inmissa leonum,
Pupillas interfodiunt acremque dolorem
Praebent, ut nequeant contra durare feroces,
Cum tamen haec nostras acies nil laedere possint,
Aut quia non penetrant aut quod penetrantibus illis
Exitus ex oculis liber datur, in remorando
Laedere ne possint ex ulla lumina parte.

Ce n'est pas seulement l'odeur et la saveur,
Mais encore l'aspect et la couleur des choses
Qui ne conviennent tous également à tous,
Jusqu'à même offenser certains yeux plus que d'autres.

Quand le coq applaudit de ses ailes la nuit
Et convoque l'aurore avec sa voix sonore,
Les véloces lions ne peuvent pas souffrir
De le voir face à face : ils ne songent qu'à fuir.

C'est que le corps du coq contient certains principes
Dont l'intromission dans les yeux des lions
Leur font un mal atroce en perçant leurs pupilles :
Tout féroces qu'ils sont, ils ne peuvent tenir.
Ces éléments pourtant ne blessent pas nos yeux,
Soit qu'ils n'y entrent pas, soit qu'une fois entrés,
Ils trouvent une issue et ne puissent rester
Assez longtemps pour les blesser en quelque lieu.

 

Au vers 712, rapidi : je conserve la leçon de O et Q, malgré la correction de Wakefield, rabidi, féroces, enragés (voir plus loin : feroces). La rapidité est un des caractères du lion, le seul dont « il se souvient » encore quand il voit le coq : d'où la fuite.

Pour finir cette partie sur les sens, Lucrèce revient sur la vue : elle n'est pas exempte de cette relativité observée dans les odeurs et les saveurs. L'exemple des lions qui ne peuvent supporter la vue des coqs (traditionnel, d'Alexandre d'Aphrodise et Pline à Rabelais) est curieux, non seulement en lui-même, mais aussi parce que l'on pourrait aussi bien penser que c'est la voix du coq qui effraie le lion, d'autant que Lucrèce lui-même fait mention de sa voix (cf. Sénèque, De Ira, II, 11, 4). L'exemple paraît surtout avoir pour but de souligner que les simulacres pénètrent eux aussi dans les yeux, et que, chez certains, les hommes en l'occurrence, ces mêmes simulacres ne peuvent y pénétrer, ce qui permet d'expliquer que la vision de l'esprit fonctionne de la même façon, mais en laissant entrer des simulacres encore plus ténus. Le texte fait donc transition vers la vision de l'esprit.

 

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