Auia Pieridum peragro loca nullius ante
Trita solo. Iuuat integros accedere fontis
Atque haurire, iuuatque nouos decerpere flores
Insignemque meo capiti petere inde coronam,
Vnde prius nulli uelarint tempora Musae ;
Primum quod magnis doceo de rebus et artis
Relligionum animum nodis exsoluere pergo,
Deinde quod obscura de re tam lucida pango
Carmina musaeo contingens cuncta lepore.
Id quoque enim non ab nulla ratione uidetur :
Nam ueluti pueris absinthia taetra medentes
Cum dare conantur, prius oras pocula circum
Contingunt mellis dulci flauoque liquore,
Vt puerorum aetas inprouida ludificetur
Labrorum tenus, interea perpotet amarum
Absinthi laticem deceptaque non capiatur,
Sed potius tali pacto recreata ualescat,
Sic ego nunc, quoniam haec ratio plerumque uidetur
Tristior esse quibus non est tractata, retroque
Volgus abhorret ab hac, uolui tibi suauiloquenti
Carmine Pierio rationem exponere nostram
Et quasi musaeo dulci contingere melle ;
Si tibi forte animum tali ratione tenere
Versibus in nostris possem, dum percipis omnem
Naturam rerum ac praesentis utilitatem.
Je parcours le pays sans chemin des Piérides,
Où nul n'avait mis pied. J'aime à venir puiser
Aux sources vierges, j'aime à cueillir des fleurs neuves
Et briguer pour ma tête une insigne couronne,
Dont les Muses n'ont ceint les tempes de personne.
Car d'abord, mon sujet est grand, et je délivre
L'esprit des nœuds étroits de la religion.
Ensuite sur l'obscur, je répands la clarté
De mes vers, tout empreints de la grâce des Muses.
Cela non plus n'est pas dépourvu de raison :
Pour donner aux enfants l'absinthe qui répugne,
D'abord les médecins, tout autour de la coupe,
En imprègnent les bords de miel doux et doré ;
Cet âge imprévoyant est joué jusqu'aux lèvres,
Le temps de boire jusqu'au bout le suc amer
De l'absinthe. Ils sont pris, mais non pas pris au piège :
C'est plutôt par ce biais qu'ils recouvrent leurs forces.
Et moi dont la raison souvent semble trop âpre
Aux auditeurs nouveaux, et répugne au vulgaire
Qui s'en détourne, j'ai voulu te l'exposer
Avec le doux-parler du chant piéridien,
Et comme en l'imprégnant de doux miel muséen :
Puissé-je retenir ton esprit dans mes vers,
Le temps de percevoir la nature des choses
Tout entière et d'en pressentir l'utilité.
Ce prologue se distingue des autres sous deux aspects remarquables : il ne contient pas d'hommage à Épicure, et même se démarque de lui puisqu'il ne s'agit plus de mettre ses pas dans ceux du maître, comme au début du Chant III, mais tout au contraire de frayer des territoires inexplorés, où personne n'avait mis le pied. Passage d'ailleurs paradoxal dans la mesure où Lucrèce exprime cela en un texte on ne peut plus classique, nourri de références aux anciens : il va donc falloir déterminer ce qu'il y a de vraiment original ici. De plus, à la lumière éclatante allumée par Épicure au Chant III contre les puissances ténébreuses de la mort, s'oppose ici l'obscurité d'un savoir qu'il faut mettre en lumière – si du moins c'est bien à cet « obscur savoir des Grecs » (I, 136-145) que fait référence la res obscura du vers 8. Lucrèce se présente ainsi à double titre comme le diffuseur d'une doctrine difficile et rebutante, et comme un éclaireur en tous les sens du terme.
En effet, et pour justifier le recours à la forme versifiée, Lucrèce reconnaît le caractère « amer » (tristis) de la doctrine censée apporter la paix de l'âme, et le besoin de l'enrober du miel de la poésie pour faire passer la pilule. Est-ce à dire que Lucrèce reconnaît l'amertume de la doctrine ? L'amertume sera plus loin donnée en exemple du relativisme : ce qui est amer pour l'un est doux pour l'autre, soit qu'il appartienne à une espèce différente, soit qu'il soit malade (633-672) ; et le passage se conclut précisément sur l'exemple du miel, qui mêle les deux saveurs.
Notons que l'amertume ou la tristesse est un reproche récurrent que l'épicurisme traîne dans son sillage à travers les âges ; Camus parle par exemple de « l'affreuse tristesse d'Épicure » et ce genre de commentaire est légion.
L'amertume de la doctrine, souligne le prologue, est relative à l'inaccoutumance du public : ce sont les débutants (quibus non est tractata : non pas « ceux qui ne la mettent pas en pratique », mais plutôt ceux à qui « elle n'a pas été exposée en entier ») qui risquent de trouver la doctrine amère, pendant que la foule, qui ne fait pas même l'effort de goûter, s'en détourne avec horreur, vu son manque de sagacité. Il faudra donc pour surmonter cette impression – c'est-à-dire guérir – aller jusqu'au bout de l'exposé : perpotere, percipere, persentire (si du moins il faut lire persentire au lieu de praesentire, qui à certains égards est préférable car l'utilité est toujours pressentie par l'esprit avant d'être expérimentée : cf. le chant V), jusqu'à la doctrine de l'amour qui en est la conclusion. C'est parce qu'il s'en prend aux illusions de l'âme que la foule se détourne avec horreur de l'épicurisme, et que les élites, qui acceptent d'y goûter, le trouvent amer ou triste : il les invite à rompre avec la trompeuse flatterie de l'amour et du système idéaliste dont l'amour est depuis Platon le porte-enseigne. Comme c'est souvent le cas, on voit d'abord ce que nie une doctrine avant de comprendre ce qu'elle affirme : la désillusion plutôt que le profit.
Pour en comprendre l'intérêt, « en sentir toute l'utilité », il faut le « boire jusqu'au bout », dans sa totalité cohérente et son efficience vitale. La cure doit durer longtemps, aussi longtemps que le mal ne sera pas éradiqué. C'est un travail de tous les instants, non une œuvre qu'on puisse faire une fois dans sa vie. C'est donc une question d'habitude. Il faut d'abord s'y habituer pour en goûter les profits ; et il faut aussi prendre conscience de ce qui arrive si on ne le fait pas. Ces deux points suffisent à expliquer ce que des interprètes trop pressés, mal disposés ou simplement paresseux ont coutume de relever chez Lucrèce : une austérité dans la forme, et surtout une tendance au « pessimisme » contraire à la doctrine qu'il prétend célébrer – la « tristesse » du matérialiste désenchanté.
En réalité, la doctrine du plaisir n'a pas à être plaisante : le plaisir étant selon Épicure partout dans la nature, facile à obtenir, pourquoi faudrait-il se fatiguer à en rajouter ? Le rôle de la doctrine est de maintenir ce plaisir, afin d'établir les conditions d'une vie heureuse, pour que le plaisir ne soit pas suivi de douleur par notre propre faute. Elle est donc directement utile, indirectement plaisante – et directement pénible : elle implique une rigoureuse discipline du jugement. Lucrèce, en tant que disciple et divulgateur de la doctrine, a parfaitement conscience de la difficulté d'application, du caractère pénible de la séparation entre sensation et opinion. C'est pour présenter et imposer cette discipline austère que Lucrèce a jugé nécessaire d'y associer d'emblée un autre plaisir, le plaisir du chant. D'où le prologue.
Cependant, pourquoi Lucrèce reprend-il dans ce prologue du Chant IV, ce passage déjà en grande partie placé dans le Chant I (926-950) ? Les commentateurs imaginent que c'est un éditeur ou Lucrèce lui-même qui l'a replacé là pour suppléer provisoirement au préambule manquant. On observe cependant que le texte comprend des variantes : à qua constet compta figura (qui se rapporte au sujet du chant I) est substitué l'idée d'utilité : ac persentis utilitatis. Or ce thème de l'utilité est un leitmotiv du Chant IV : utilité des sens, utilité du plaisir, utilité aussi de la douleur dans certains cas.
Le texte a bien été adapté pour s'insérer ici. La comparaison avec l'enfant malade et réfractaire au remède s'applique particulièrement à l'amant (l'amour est l'objet du Chant IV dans sa globalité). L'amant sera décrit comme un malade ou un blessé qui doit se soigner alors même qu'il ne le veut pas, qu'il reste attaché à son illusion et à son enthousiasme : il est semblable à l'enfant attaché à son plaisir immédiat. L'amour en cela est un mal plus redoutable que la crainte de la mort, dont le patient, s'il n'est pas trop gravement atteint, peut admettre qu'elle est à chasser. La comparaison avec l'enfance était d'ailleurs déjà présente dans le prologue du Chant III ; mais cette fois, il n'est plus question de dissiper des craintes vaines à la lumière de la raison, mais de soigner une illusion de l'âme par les moyens de l'illusion. Seule la poésie peut convertir l'amant à un discours inverse de l'idéalisation amoureuse. Dans le Chant III, le traitement consiste à connaître la nature de l'âme et de l'esprit, sa composition matérielle et sujette à la dissolution. Ici, le traitement consiste à distinguer les facultés de l'âme et de l'esprit : perception et affection, jugement, volonté, afin d'en régler le fonctionnement. Toujours la connaissance est subordonnée à une finalité pratique et éthique.
Au plaisir impur des amants, mêlé de désir infini et de cruauté, à la crainte de la mort qui monte par en dessous et enfume tout plaisir, n'en laissant aucun pur, répond dans le prologue l'image répétée trois fois de l'imprégnation de la doctrine par la poésie (si tel est bien le sens du verbe contingere, imprégnation et non seulement enrobement superficiel, à en croire Jane McIntosh Snyder, « The meaning of musaeo contingens cuncta lepore », The Classical World, mars 1973, p. 330-334).
Le miel mêlé au fiel de l'absinthe reprend la figure du plaisir mêlé de douleur qu'est l'amour : mais cette fois il s'agit d'un mélange salutaire. De plus il n'y a pas vraiment tromperie, puisque contrairement aux enfants rusés pour leur bien, ici le stratagème est dévoilé tout entier, ce qui ne l'empêche pas de fonctionner. Nous ne devons pas nous y tromper : l'intérêt principal du De rerum natura est dans son contenu philosophique, non dans l'agrément de ses vers. Mais comme les deux seront perpétuellement et partout co-imprégnés, seul l'esprit peut opérer le discernement. Discerner l'utilité de ce qui est perçu, l'avenir du présent, telle est l'opération difficile que la poésie pénètre d'agrément.
Finalement, c'est le manque d'accoutumance qui explique l'impression d'amertume ; c'est par l'accoutumance que l'utilité de la doctrine se manifestera : et c'est, dans la conclusion du Chant, l'accoutumance qui produit l'amour sain, délivré de ses démons. Saint Jérôme n'était peut-être pas si mauvaise langue lorsqu'il faisait courir le bruit que Lucrèce avait écrit son poème dans les intervalles d'une folie provoquée par un philtre d'amour. Ce philtre, c'est le platonisme, dont le poème entend nous soigner, précisément en faisant fond sur les intervalles que le délire amoureux concède au plaisir (Sed leuiter poenas frangit Venus inter amorem // Blandaque refrenat morsus admixta uoluptas, 1084-1085).
Évidemment, le propos n'aurait plus de sens si la traduction ne cherchait à rendre le charme original et toute sa clarté.
Atque animi quoniam docui natura quid esset
Et quibus e rebus cum corpore compta uigeret,
Quoue modo distracta rediret in ordia prima,
Nunc agere incipiam tibi quod uehementer ad has res
Attinet, esse ea quae rerum simulacra uocamus ;
Quae quasi membranae summo de corpore rerum
Dereptae uolitant ultroque citroque per auras,
Atque eadem nobis uigilantibus obuia mentes
Terrificant atque in somnis, cum saepe figuras
Contuimur miras simulacraque luce carentum,
Quae nos horrifice languentis saepe sopore
Excierunt, ne forte animas Acherunte reamur
Effugere aut umbras inter uiuos uolitare,
Neue aliquid nostri post mortem posse relinqui,
Cum corpus simul atque animi natura perempta
In sua discessum dederint primordia quaeque.
Dico igitur rerum effigias tenuisque figuras
Mittier ab rebus summo de cortice earum ;
Id licet hinc quamuis hebeti cognoscere corde.
Sed quoniam docui cunctarum exordia rerum
Qualia sint et quam uariis distantia formis
Sponte sua uolitent alterno percita motu,
Quoque modo possit res ex his quaeque creari,
Nunc agere incipiam tibi quod uehementer ad has res
Attinet, esse ea quae rerum simulacra uocamus,
Quae quasi membranae uel cortex nominitandast
Quod speciem ac formam similem gerit eius imago,
Cuiuscumque cluet de corpore fusa uagari.
Et puisque j'ai montré la nature de l'âme,
Comment, unie au corps, elle prend sa vigueur,
Puis, arrachée à lui, se réduit en atomes,
Le sujet que voici s'y rapporte de près
Existe ce que nous appelons simulacres,
Qui telle une membrane arrachée aux surfaces
Des choses, vont partout voletant dans les airs.
Ce sont eux qui souvent, dans le rêve ou la veille,
Nous terrorisent par d'étonnantes figures,
Simulacres de morts ravis à la lumière,
Dont l'horreur nous arrache au sommeil languissant ;
Les âmes pour autant ne fuient pas l'Achéron,
Ni parmi les vivants ne volètent les ombres,
Et rien de nous ne peut rester après la mort,
Car l'esprit meurt en même temps que notre corps,
Et chacun se disperse en ses propres atomes.
J'affirme donc ceci : de l'écorce des choses,
Sont émis des reflets, des figures ténues.
Voici qui convaincra l'esprit le plus obtus.
Mais puisque j'ai montré ce que sont les atomes
Dont l'univers est fait, combien varient leurs formes
Quand par soi voletant, leurs mouvements alternent,
Et comment chaque chose en peut être créée,
Le sujet que voici s'y rapporte de près :
Existe ce que nous appelons simulacres,
Qu'il faut nommer quasi-écorces ou membranes,
Puisque leur forme et leur aspect sont à l'image
De l'objet, quel qu'il soit, dont le corps les diffuse.
Le texte tel que le fournissent les manuscrits présente d'étranges répétitions que les éditeurs tantôt suppriment en réordonnant les vers, tantôt conservent, en expliquant qu'il s'agit là de deux états successifs de la rédaction, témoignant d'un temps où Lucrèce aurait pensé placer le Chant IV après le II. Comme souvent, l'explication historique permet de se dispenser de réfléchir à une éventuelle cohérence interne.
En réalité, il n'est pas impossible de conserver le texte tel qu'il est, et en tout état de cause, quelle que soit la version que l'on choisit, il est clair que le thème des simulacres est introduit deux fois, d'une part à partir du Chant III : l'âme et la crainte de la mort, d'autre part du Chant II : les mouvements des atomes et ce qu'ils peuvent produire.
Dans un premier temps en effet, l'existence des simulacres est attestée, mais en un sens minimal : les spectres que nous voyons, dans le rêve et même parfois dans la veille, représentant l'image des défunts. Or, nous savons désormais que les morts n'existent pas. Il faut donc rendre compte de ces images autrement qu'en imaginant qu'il y a des spectres. C'est le rôle de la référence au Chant II : les mouvements d'atomes peuvent tout produire ; ils peuvent donc expliquer que des choses se détachent des pellicules qui sont à l'image des objets. C'est ici que le terme « simulacre » prend son sens spécialisé, par analogie avec les membranes et les écorces, qui épousent la forme de l'objet dont elles se détachent. Dans un premier temps donc, les simulacres sont attestés par leurs effets sur nous ; puis, par leurs causes, leurs conditions de possibilité dans l'ordre atomique.
On note qu'il reste encore une chose à expliquer : pourquoi les simulacres-spectres n'émanent pas directement de leur modèle, mais passent par notre imagination qui les conserve après la disparition de l'émetteur initial. Il faudra tout un développement avant d'en arriver là (722-767). Pour l'heure, Lucrèce va s'attacher à développer la possibilité des simulacres par une série d'analogies avec le visible.
Principio quoniam mittunt in rebus apertis
Corpora res multae, partim diffusa solute,
Robora ceu fumum mittunt ignesque uaporem,
Et partim contexta magis condensaque, ut olim
Cum teretis ponunt tunicas aestate cicadae,
Et uituli cum membranas de corpore summo
Nascentes mittunt, et item cum lubrica serpens
Exuit in spinis uestem ; nam saepe uidemus
Illorum spoliis uepres uolitantibus auctas.
Quae quoniam fiunt, tenuis quoque debet imago
Ab rebus mitti summo de corpore rerum.
Nam cur illa cadant magis ab rebusque recedant
Quam quae tenuia sunt, hiscendist nulla potestas,
Praesertim cum sint in summis corpora rebus
Multa minuta, iaci quae possint ordine eodem
Quo fuerint et formai seruare figuram,
Et multo citius, quanto minus indupediri
Pauca queunt et [quae] sunt prima fronte locata.
Nam certe iacere ac largiri multa uidemus,
Non solum ex alto penitusque, ut diximus ante,
Verum de summis ipsum quoque saepe colorem.
Et uolgo faciunt id lutea russaque uela
Et ferrugina, cum magnis intenta theatris
Per malos uolgata trabesque trementia flutant ;
Namque ibi consessum caueai supter et omnem
Scaenai speciem patrum matrumque deorum
Inficiunt coguntque suo fluitare colore.
Et quanto circum mage sunt inclusa theatri
Moenia, tam magis haec intus perfusa lepore
Omnia conrident correpta luce diei.
Ergo lintea de summo cum corpore fucum
Mittunt, effigias quoque debent mittere tenuis
Res quaeque, ex summo quoniam iaculantur utraeque.
Sunt igitur iam formarum uestigia certa,
Quae uolgo uolitant subtili praedita filo
Nec singillatim possunt secreta uideri.
Praeterea omnis odor, fumus, uapor atque aliae res
Consimiles ideo diffusae rebus abundant,
Ex alto quia dum ueniunt extrinsecus ortae
Scinduntur per iter flexum, nec recta uiarum
Ostia sunt, qua contendant exire coortae.
At contra tenuis summi membrana coloris
Cum iacitur, nihil est quod eam discerpere possit,
In promptu quoniam est in prima fronte locata.
Postremo speculis, in aqua splendoreque in omni
Quaecumque apparent nobis simulacra, necessest,
Quandoquidem simili specie sunt praedita rerum,
Ex [ea] imaginibus missis consistere earum.
Nam cur illa cadant magis ab rebusque recedant
Quam quae tenuia sunt, hiscendist nulla potestas.
Sunt igitur tenues formae rerum his similesque
Effigiae, singillatim quas cernere nemo
Cum possit, tamen adsiduo crebroque repulsu
Reiectae reddunt speculorum ex aequore uisum,
Nec ratione alia seruari posse uidentur,
Tanto opere ut similes reddantur cuique figurae.
1 – Émanations et autres mues
D'abord, beaucoup d'objets dégagent sous nos yeux
Des corps que nous voyons tantôt se dissiper :
Du bois vert la fumée, et la vapeur du feu ;
Mais tantôt leur texture est plus dense et serrée :
La cigale en été dépose un manteau rond,
Les veaux à la naissance enlèvent des membranes,
Ainsi que le serpent qui glisse entre les ronces
Y laisse un vêtement, car souvent nous voyons
Voleter sa défroque au-dessus des buissons.
Puisqu'il en est ainsi, la surface des corps
Doit émettre à son tour une image subtile.
Car pourquoi tous ceux-là s'en détacheraient-ils,
Et non de plus ténus, c'est impossible à dire,
Surtout qu'en leur surface il se trouve abondance
De minuscules corps qui peuvent en jaillir
En gardant le même ordre et la même apparence,
D'autant plus promptement qu'ils sont au premier rang,
Et que fort peu d'entre eux rencontrent des obstacles.
2 – Irisations
Car certes nous voyons bien des choses s'épandre,
Non seulement, comme on l'a dit, des profondeurs,
Mais aussi du contour, à l'instar des couleurs.
Ainsi le vert, le jaune et le rouge des voiles
Que l'on tend au-dessus de nos vastes théâtres,
Ondulant et flottant entre mâts et traverses :
Au-dessous, le public assis sur les gradins,
La scène et son décor de dieux et de déesses, *
Ondoient sous les couleurs dont ils sont imprégnés.
Plus étroitement clos sont les murs du théâtre,
Et plus l'intérieur est inondé de grâce :
Tout ensemble sourit dans le jour prisonnier.
Si donc l'étoffe émet sa teinte de surface,
Chaque objet doit émettre aussi de fins reflets,
Puisque le jet dans les deux cas vient des surfaces.
Des formes il existe ainsi certaines traces,
Qui volètent partout grâce à leur fil subtil,
Et qu'une à une on ne peut voir séparément.
En outre si l'odeur, la vapeur, la fumée,
Et tout ce qui ressemble, ont un flux si diffus,
C'est parce qu'en quittant leurs profondeurs natives,
Les flexuosités du parcours les déchirent,
N'offrant pour les unir nulle issue assez droite.
Les couleurs au contraire émanant des surfaces,
Rien ne peut morceler leur membrane subtile :
Placée au premier rang, elle a le chemin libre.
3 – Reflets
Enfin dans les miroirs, l'eau, tout ce qui reflète,
Ce qui nous apparaît doit, nécessairement,
Puisque l'aspect en est similaire aux objets,
Être constitué d'images qu'ils émettent.
Car pourquoi ces reflets s'en détacheraient-ils,
Et rien de plus ténu, c'est impossible à dire.
Les objets ont ainsi de ces formes ténues,
Qui sont à leur semblance, et malgré qu'une à une,
Nul ne puisse les voir, leur continu renvoi
Par le plan du miroir réfléchit ce qu'on voit.
Comment serait possible autrement leur constance,
Qui rend de chaque chose autant de ressemblance ?
* L'expression patrum matrumque deorum signifie « Pères et mères des dieux ». Selon Agustín García Calvo (Lucrecio, De la realidad, Lucina 1997, p. 297), il s'agirait des dieux ancestraux dont la statue ornait l'avant-scène des théâtres : Jupiter, Saturne, Latone, Sémélé, etc. Il n'est donc pas besoin de corriger le texte.
Il s'agit ici de montrer l'existence de composés invisibles se détachant des choses dans le visible, à partir d'analogies avec les objets visibles qui se détachent manifestement :
L'analogie procède donc en trois temps. D'abord, observation d'émanation venant, soit de l'intérieur des corps – fumée, vapeur – soit de leur surface – membrane, peau des serpents. De là, passage du visible à l'invisible, et « non-infirmation » générale : puisque ces émanations sont attestées, il n'y a pas de raison pour que des corps plus ténus ne se détachent pas aussi de la surface même des corps. Épicure ne présentait pas autrement la thèse des idoles : « il y a des répliques de même forme que les solides, qui, par leur finesse, sont fort éloignées de ce qui apparaît. Il n'est pas impossible en effet que se produisent de tels détachements... » (Lettre à Hérodote, 46). On montre d'abord la non-impossibilité générale avant de poser la nécessité à partir des effets constatés. Lucrèce y ajoute l'analogie avec le visible : on constate à un niveau macroscopique ce genre de détachement chez les êtres vivants, animaux ou végétaux. Or il faut corriger ce que les deux premiers modèles pourraient donner à penser : les fumées sont de texture ténue, mais par là même ont un parcours sinueux et évanescent (diffusa solute : ils se dissipent en se diffusant), alors que les membranes et peau sont d'un tissu plus serré et plus dense (contexta magis condensaque) qui conserve donc la contexture de l'objet, mais aussi beaucoup moins volatile et sujet à la décomposition. Pour conserver et combiner les deux aspects : texture serrée conservant l'apparence et volatilité, il faut faire intervenir un nouveau type de modèle et une nouvelle analogie, cette fois avec les couleurs des étoffes tendues au-dessus des théâtres, qui irisent toute la lumière ainsi tamisée. Cette couleur émane de la surface des étoffes ; a fortiori donc, il n'y a pas de raison pour que tout objet n'émette pas de sa surface des effigies : « des formes il existe ainsi certaines traces, qui volètent partout grâce à leur fil subtil, et qu'on ne peut pas voir de façon séparée. » Nous ne voyons pas en effet les couleurs mêmes séparément des objets qu'elles irisent.
Ces deux premiers modèles permettent de cerner ce qui fera la spécificité de l'émanation de simulacres : les odeurs et fumées ont un flux diffus, parce qu'elles émanent des profondeurs qui les déchiquettent (c'est une constante chez Lucrèce que d'observer que toute odeur naît d'une décomposition), alors que les couleurs émanent au contraire de la superficie, de sorte que rien ne fait obstacle. Nous connaissons donc mieux les choses par leur superficie que leur intériorité, puisque celle-ci ne saurait se saisir que déformée et dans la destruction de la chose. Le désir de connaître l'en soi des choses est un désir mortifère. Le platonisme est une thanatosophie. Ce qui désenivrerait l'amant, ce serait de sentir le parfum dont se pomponne sa maîtresse.
On retrouvera plus loin cette particularité des odeurs de se transmettre de manière erratique et donc de tromper même les chiens de chasse. D'emblée donc est posée la problématique générale du Chant IV : les émanations se font tantôt en ligne droite, loyalement et reproduisent alors exactement leur objet ; tantôt au contraire leur parcours les défigurent, d'où les « illusions » qu'elles suscitent.
Les traces attestées par les couleurs montrent qu'elles existent partout et irisent un milieu (uolgo uolitant) ; reste à comprendre comment nous voyons les choses mêmes, là où elles sont. Le miroir est un parfait modèle pour le saisir puisque les objets s'y reflètent exactement : cette fois, les simulacres ne voguent pas au hasard et un peu partout dans l'air mais volent en ligne droite du point de départ au point d'arrivée (ce qui sera expliqué plus loin toujours à partir du miroir : 209-215) : le miroir est analogue de l'œil. Y apparaissent des reflets exacts des choses, mais ces reflets, cette fois, nous ne pouvons les voir dans leur matérialité, comme c'était le cas des membranes et fumées ; nous ne pouvons non plus les renvoyer à un simple filtre, comme c'est le cas pour les couleurs, qui ne font qu'iriser la lumière. Autrement dit, cette fois, nous ne voyons rien du processus de détachement, seulement les effets. Les éditeurs croient bon de supprimer les vers 103-104 qui reprennent les vers 65-66, alors qu'ils font sens si ea se rapportent cette fois aux simulacra c'est-à-dire, ici, aux reflets que nous voyons. Le raisonnement est le même. Puisque nous voyons se détacher des reflets des choses dans le miroir, il n'y a pas de raison pour que des particules plus fines ne s'en détachent pas aussi, dont les reflets sont constitués : ce sont les images. Lucrèce nous invite donc, en poursuivant l'analogie, à saisir la matérialité des reflets dans les objets eux-mêmes dont ces reflets se détachent : les simulacra (c'est-à-dire, ici, les reflets) que nous voyons dans les miroirs sont nécessairement composés de matières elles-mêmes similaires : les images.
On remarquera que la lumière, présente dans l'exemple précédent, disparaît ici complètement. La lumière n'est pas ce qui explique la vision, mais seulement ce qui la permet (dans une certaine mesure) : les simulacres du soleil mêlés à l'air chassent l'obscurité qui bloque le flux des simulacres (324-352).
Si nous avons du mal à admettre le raisonnement de Lucrèce, c'est que nous avons spontanément tendance à rapporter la vision au seul rapport entre la lumière et l'œil, et à assimiler l'apparence à un non-être, ou à un être moindre, à une qualité plutôt qu'à une matière à part entière. Le platonisme est la philosophie de cette disposition spontanée. Mais le premier principe de l'épicurisme est que rien ne naît de rien. Si apparence il y a, le problème n'est pas de lui retirer l'être par référence et opposition à l'objet dont il a l'apparence ; mais au contraire de se demander de quoi il est lui-même fait et d'où il vient. Les fantômes (du moins ceux que l'on voit réellement, pas ceux dont on parle) ne sont pas des êtres surnaturels, mais des êtres réels, des corps naturels. Pour le comprendre il faut replacer l'ordre des apparences dans la réalité matérielle, et montrer la composition insensible du sensible.
Ne pas confondre image et simulacre. Il semble que l'image soit composée de simulacres. C'est le flux constant de simulacres qui produit l'image. Cependant, dans un premier sens, comme on l'a dit, le simulacre désigne le fantôme ou plus généralement l'apparence. C'est le sens qu'il a ici. C'est pourquoi dans les vers 99-100, Lucrèce fait de l'image le composant du simulacre. Mais, en réalité, le simulacre au sens technique est lui-même le composant de l'image... Il est donc peut-être préférable de traduire ici comme au vers 35 simulacra par un autre terme pour éviter la confusion, même si le terme technique vient d'une analogie avec le terme ordinaire.
Nunc age, quam tenui natura constet imago
Percipe. Et in primis, quoniam primordia tantum
Sunt infra nostros sensus tantoque minora
Quam quae primum oculi coeptant non posse tueri,
Nunc tamen id quoque uti confirmem, exordia rerum
Cunctarum quam sint subtilia percipe paucis.
Primum animalia sunt iam partim tantula, eorum
Tertia pars nulla [ut] possit ratione uideri.
Horum intestinum quoduis quale esse putandumst !
Quid cordis globus aut oculi, quid membra, quid artus ?
Quantula sunt ! Quid praeterea primordia quaeque,
Vnde anima atque animi constet natura necessumst,
Nonne uides quam sint subtilia quamque minuta ?
Praeterea quaecumque suo de corpore odorem
Expirant acrem, panaces, absinthia taetra
Habrotonique graues et tristia centaurea,
Quorum unum quiduis leuiter si forte duobus.
***lacune***
Quin potius noscas rerum simulacra uagari
Multa modis multis, nulla ui cassaque sensu ?
Sed ne forte putes ea demum sola uagari,
Quaecumque ab rebus rerum simulacra recedunt ;
Sunt etiam quae sponte sua gignuntur et ipsa
Constituuntur in hoc caelo, qui dicitur aer,
Vt nubes facile interdum concrescere in alto
Cernimus et mundi speciem uiolare serenam ;
Quae multis formata modis sublime feruntur,
Aera mulcentes motu ; nam saepe Gigantum
Ora uolare uidentur et umbram ducere late,
Interdum magni montes auolsaque saxa
Montibus ante ire et solem succedere praeter,
Inde alios trahere atque inducere belua nimbos ;
Nec speciem mutare suam liquentia cessant
Et cuiusque modi formarum uertere in oras.
1 – Animaux minuscules
Sache à présent combien ténue est cette image.
Et tout d'abord, c'est que les éléments premiers
Échappent à nos sens, étant bien plus petits
Que tout ce qui pour l'œil est presque indiscernable.
Mais pour le confirmer, apprends en quelques mots
Combien subtils sont de tout être les principes.
Et déjà, si menus sont certains animaux,
Que découpés en trois, plus moyen de les voir.
Comment se figurer ce qu'ils ont d'intestin,
Le globe de leur cœur, leurs yeux et leurs organes !
Comme ils sont exigus ! Sans parler des principes
Dont forcément sont faits leur âme et leur esprit !
Ne vois-tu comme ils sont subtils et minuscules ?
2 – Plantes odoriférantes
Puis, tout ce dont le corps exhale une odeur âcre,
Tels que sont le panax, l'absinthe rebutante,
La centaurée amère et l'aurone écœurante,
Aussi légèrement que tu veux, [frotte] l'un
***lacune***
Tu sauras que partout de nombreux simulacres
Vaguent diversement, sans effet sur les sens.
3 – Simulacres spontanés
Ne crois pas cependant que soient seuls à vaguer
Les simulacres qui se détachent des choses.
Car il en est aussi qui s'engendrent d'eux-mêmes
Et s'installent au ciel, dans ce qu'on nomme l'air,
Comme on voit s'amasser aisément les nuages,
Là-haut, pour violer l'aspect serein du ciel ;
Ils s'élèvent, formés de multiples manières,
En effleurant les airs : car souvent on croit voir
Des faces de Géants, grandes ombres qui volent,
Et parfois des massifs montagneux d'où s'arrachent
Des roches s'avancer au-devant du soleil,
Puis un monstre attirer la brume et s'en draper.
Ne cessant de se fondre et de changer d'aspect,
Ils prennent les contours des plus diverses formes.
Il s'agit de montrer la subtilité ou ténuité des images, pour rendre compte de ce qui vient d'être dit : à l'unité on ne peut pas les voir. Il est remarquable que les simulacres, censés expliquer la vision, Lucrèce commence par souligner que la plupart du temps, ils restent invisibles. Ils ne sont pas faits « pour » être vus, la vision ne sera qu'un effet accidentel, une exception. De cette ténuité se déduit qu'ils peuvent naître spontanément (ne pas reproduire l'image d'un objet réel) et se modifier sans cesse, de sorte qu'ils sont là encore invisibles. À nouveau sont mobilisés les mêmes trois modèles : animal, végétal, visuel.
Lucrèce commence par rappeler la petitesse des atomes eux-mêmes. Une première analogie avec les organismes vivants montre ensuite qu'un corps composé tel qu'un corps vivant peut contenir des parties invisibles : un minuscule animal a nécessairement des parties, des membres, un cœur etc. que nous ne voyons pourtant pas à l'œil nu. Pas besoin de microscope pour savoir que ces parties existent pourtant, puisque sans elles, le vivant ne serait pas vivant : la fonction révèle l'organe. Est établie ainsi dans un premier temps, entre atomes composant et composé vivant, des parties intermédiaires qui conservent leur cohésion : les simulacres se rangeront dans cette catégorie.
Dans un deuxième temps, l'analogie se déplace vers les odeurs, déjà sollicitées pour prouver l'émanation des corps. Il suffit de prendre en ses deux (doigts, sans doute) une plante odoriférante pour sentir l'odeur qui s'échappe : c'est donc que des particules invisibles peuvent se détacher des choses, en conservant là aussi leur agencement atomique, puisque les atomes eux sont dénués de toute qualité sensible, notamment d'odeur (cf. II, 842-859). C'est ici qu'intervient la lacune que certains évaluent à une page entière (52 lignes d'après Munro, j'ignore sur quelle base il se fonde). Nous avons cependant la conclusion du passage : de nombreux simulacres vaguent diversement, sans effet sur les sens. On note que Lucrèce parle à présent de simulacres et non plus d'images. L'analogie est donc probablement la suivante : puisque des particules odoriférantes se détachent de certains corps, il n'y a pas de raison pour que des particules simulacraires, compositions d'atomes conservant leur agencement, ne s'en détachent pas aussi, qui restent imperceptibles et qui volètent partout tout en étant invisibles, c'est-à-dire sans se répéter constamment pour produire des images.
Pour terminer, on passe de l'infiniment petit à l'immensité du ciel. Ce passage a été complètement mis en désordre par Lambin et ses successeurs, parce qu'ils n'ont pas compris le sens du texte et de la comparaison avec les nuages. Les nuages ne sont pas des exemples d'associations de simulacres, mais des modèles analogiques pour comprendre ce que peut être un simulacre auto-engendré, et qui, étant en perpétuelle mutation, ne saurait être vu. Autrement dit, ce sont là encore des simulacres qui ne donnent lieu à aucune image visible pour nous.
À côté des simulacres qui se détachent des choses et conservent leur agencement d'image (sans pour autant être visible : la vision sera expliquée plus loin), il en naît qui, dit Lucrèce, sont engendrés par eux-mêmes. Expression curieuse si l'on pense que rien ne naît de rien et qu'il paraît difficilement pensable qu'une chose s'engendre elle-même dans un système matérialiste. Il faut donc comprendre que ce qui s'engendre « tout seul », ce sont, non pas des images qui se formeraient par association libre à partir de simulacres détachés de divers objets, formant des images sans objet (il sera question de cela plus loin), mais des simulacres qui se forment à partir d'atomes en mouvement, et qui restent invisibles puisqu'ils ne cessent de changer de forme, contrairement à ceux que nous verrons grâce à leur constance. Une comparaison (ut introduit une comparaison, non un exemple) avec les nuages et leurs architectures mouvantes, comme dirait Baudelaire, donne à voir ce spectacle impossible : des monstres en tout genre, etc. Le passage préfigure à certains égards celui qui expliquera la formation des centaures et autres prodiges, par rencontre hasardeuse de simulacres ; mais alors qu'un centaure, par exemple, est formé de la rencontre entre deux types de simulacres issus de divers corps, ceux dont il est question ici ne sont issus d'aucun corps et de ces formations spontanées de simulacres, nous ne voyons rien. Ce que nous voyons, c'est le modèle analogique : les assemblages de nuages qui prennent diverses formes, divers aspects. En même temps, ce troisième exemple fait transition vers la question suivante : la rapidité de formation des simulacres.
Si Lucrèce précise que ces simulacres spontanés se forment dans la partie du ciel qu'on nomme air, et si, dans la comparaison avec les nuages, ceux-ci sont dits venir « violer » la sérénité du ciel, ne s'opposent-ils pas à des simulacres qui, toujours dans le ciel, mais dans l'autre partie, l'éther, exempte de nuages et de violation (cf. III prologue), se détacheraient bel et bien d'êtres mais en conservant leur aspect identique (cf. V, 1176 : subpeditabatur facies et forma manebat, et le texte correspondant dans le De Natura deorum), tout en restant non visible, sinon à l'œil de l'esprit, pourvu que l'on dégage les nuées qui d'ordinaire les dissimule à cet esprit ? Qui sait si le passage manquant ne faisait pas référence aux dieux ? Quoi qu'il en soit, le tableau des ombres géantes, de montagnes cachant le soleil, de monstres déchirant la nue et se drapant de brumes, le viol du ciel par les nuages appelle en contraste le spectacle rayonnant des dieux et de leur sérénité. Selon Godwin, ces géants, ces montagnes massives d'où se détachent des rocs, ce monstre évoquent diverses figures de la mythologie : la bataille des Géants Otus et Éphialtès, les Aloïdes (ou Aloades), qui ont entassé le Pélion et l'Ossa pour escalader le ciel et renverser les dieux (Virgile, 582-4), tandis que les pierres tombant des montagnes évoquent la bataille des Titans chez Hésiode (Théogonie, 674-5), et le monstre pourrait alors faire allusion aux créatures à cent mains qui soutirent Zeus dans cette lutte (Iliade, I, 396-406 et Hésiode, Théogonie, 711). Il est remarquable que ces épisodes renvoient tous à la lutte contre les dieux, à la tentative d'escalader le ciel (jusqu'à l'éther) pour les renverser. Ces fantasmagories ont lieu dans la partie aérienne, bien loin de l'éther où les vrais dieux ne se soucient nullement de tout cela.
Nunc ea quam facili et celeri ratione gerantur
Perpetuoque fluant ab rebus lapsaque cedant.
***lacune***
Semper enim summum quicquid de rebus abundat,
Quod iaculentur. Et hoc alias cum peruenit in res,
Transit, ut in primis uestem ; sed ubi aspera saxa
Aut in materiam ligni peruenit, ibi iam
Scinditur, ut nullum simulacrum reddere possit.
At cum splendida quae constant opposta fuerunt
Densaque, ut in primis speculum est, nihil accidit horum ;
Nam neque uti uestem, possunt transire, neque autem
Scindi ; quam meminit leuor praestare salutem.
Quapropter fit ut hinc nobis simulacra redundent.
Et quamuis subito quouis in tempore quamque
Rem contra speculum ponas, apparet imago ;
Perpetuo fluere ut noscas e corpore summo
Texturas rerum tenuis tenuisque figuras ;
Ergo multa breui spatio simulacra geruntur,
Vt merito celer his rebus dicatur origo.
Et quasi multa breui spatio summittere debet
Lumina sol, ut perpetuo sint omnia plena,
Sic ab rebus item simili ratione necessest
Temporis in puncto rerum simulacra ferantur
Multa modis multis in cunctas undique partis ;
Quandoquidem speculum quocumque obuertimus
Res ibi respondent simili forma atque colore.
Praeterea modo cum fuerit liquidissima caeli
Tempestas, perquam subito fit turbida foede,
Vndique uti tenebras omnis Acherunta rearis
Liquisse et magnas caeli complesse cauernas,
Vsque adeo taetra nimborum nocte coorta
Inpendent atrae Formidinis ora superne ;
Quorum quantula pars sit imago dicere nemost
Qui possit neque eam ratione reddere dictis.
À présent [je dirai] combien facile et prompt
Est leur flux continu qui s'écoule des choses.
***lacune***
1 – Milieux traversés
Car toujours toute chose en sa surface abonde
D'un flux qu'elle projette et qui passe au travers
Des autres corps : ainsi, notamment, d'une étoffe.
Mais la pierre rugueuse et le bois le déchire,
Au point qu'il ne peut plus rendre aucun simulacre.
Si l'objet qui s'oppose est brillant et compact,
Tel surtout le miroir, rien de cela n'arrive.
Ils ne peuvent filtrer, se déchirer non plus ;
Le poli du miroir les garde tous intacts.
C'est pourquoi font retour vers nous les simulacres.
Si vite que tu veux, quand tu veux, pose face
Au miroir quelque objet : apparaît son image,
Preuve que sans arrêt s'effuse des surfaces
Tout un subtil tissu de figures subtiles.
C'est donc qu'un bref instant porte maints simulacres,
Pour que l'image naisse à la vitesse dite.
2 – Comparaison avec le soleil
Et comme en un temps bref le soleil doit fournir
Mainte lumière afin d'en toujours tout remplir,
De semblable façon les choses forcément,
En un seul point du temps, portent leurs simulacres
En grand nombre partout, de multiples façons,
Car où que nous tournions la face du miroir,
Toute chose y répond par sa forme et couleur.
3 – Le ciel changeant
Et si juste à l'instant le ciel resplendissait,
Soudain vient le souiller une affreuse tempête,
Comme si l'Achéron envoyait ses ténèbres
Emplir l'immensité des cavernes du ciel,
Si hideuse est la nuit qui tombe des nuages,
Tant menacent les noirs visages de l'Effroi ;
De cela, combien mince est la part de l'image,
Nul ne saurait le dire avec un compte exact.
Après les simulacres spontanément formés, Lucrèce revient à ceux qui se détachent des choses, pour établir leur production continue, leur abondance, qui expliquera ensuite leur rapidité. Il peut paraître curieux cependant qu'à peine énoncé ce sujet : « À présent [je dirai] combien facile et prompt est leur flux continu qui s'écoule des choses », Lucrèce s'étende aussitôt sur les obstacles rencontrés par ce flux – peut-être faut-il supposer ici une lacune plus importante qu'un vers explicitant ce flux, mentionnant peut-être la régénération dont parle la Lettre à Hérodote. Mais en cela il suit bien Épicure, qui explique la lenteur et la vitesse par la résistance ou la non-résistance rencontrées (Lettre à Hérodote, 46-47). C'est pourquoi Lucrèce commence par parler des résistances offertes par le milieu avant d'expliquer la vitesse des simulacres. À nouveau trois modèles sont proposés : d'abord, le milieu traversé (transparent, opaque ou réflexif) ; ensuite, le soleil qui remplit tout l'espace en permanence de sa lumière, d'où une pression constante des particules ; enfin, nouvelle comparaison avec le ciel changeant à vive allure.
Les milieux sont distingués selon que le corps rencontré est poreux, opaque ou réflexif. De même que les odeurs étaient déchirées en passant par les flexuosités de l'organisme, le flux de simulacres, s'il abonde (le mot traduit la reûsis, Lettre à Hérodote, 48) en permanence des choses, échappe souvent à notre vue à cause des obstacles rencontrés dans la nature. Certes, leur subtilité leur permet de traverser la plupart des choses, y compris le bois ou la pierre, mais là, la structure rugueuse les déchire (même verbe qu'au vers 93 pour les odeurs). Concernant la première catégorie de corps, faut-il corriger alias par raras (des corps poreux, Lotze), ou liquidas (Richter) et uestem par uitrum (Oppenrieder) ? Le verre serait moins surprenant (encore faudrait-il en mesurer la transparence dans l'antiquité), mais l'étoffe n'est peut-être pas absurde. Il ne s'agit pas de faire un catalogue des éléments, mais de montrer ce qui retient, annule ou modifie le cours des images : soit ils traversent partiellement (c'est le cas des étoffes dont il était question plus haut, qui filtrent la lumière, 161-167), soit ils passent à travers des corps de texture plus dure, comme le bois ou la pierre, mais le flux est déchiré, de sorte qu'aucune apparence ne peut s'en extraire. Enfin, il peuvent être renvoyés intacts par les corps polis. On notera la figure psychologique : le poli du miroir « se souvient de leur salut », comme si, par opposition les autres corps qui les déchirent ou les laissent échapper les oubliaient. Et après tout, la mémoire ne fonctionne pas autrement, elle conserve réellement les simulacres, comme on le verra. On se souvient que le miroir attestait l'existence d'une multiplicité de simulacres, puisqu'on les voit à la fois sur sa surface et dans nos yeux. Il est assez curieux que la dureté du poli ne brise pas les simulacres, mais les renvoie intacts. Il faut donc penser que la texture polie du miroir n'est pas un réceptacle dur pour les simulacres, puisque sinon ils s'y briseraient. Elle absorbe plutôt le flux sans le détruire, de sorte que selon le même processus d'abondance, il repart ensuite en sens inverse, comme le ferait un trampoline. On verra néanmoins plus loin que le choc les retourne, d'où l'image inversée.
Analogie avec le soleil. De même qu'il remplit en permanence tout l'espace de sa lumière, de même les simulacres doivent être partout à tout moment, puisque le miroir renvoie partout les images. Cette comparaison sera développée dans le passage suivant : la vitesse des simulacres s'explique de la même façon que celle du rayon solaire.
Le ciel changeant. Ce passage est jugé incompréhensible et surtout déplacé par les éditeurs. Il fait pourtant suite exactement à ce qui vient d'être dit. Du soleil, on passe à l'ombre, elle aussi composée d'éléments. On trouve à nouveau l'image du ciel tantôt serein, tantôt obnubilé, décidément une image récurrente ; de nouveau on passe de l'infiniment petit à l'immensité du ciel pour témoigner de la distance parcourue par les simulacres, et, dans le ciel, de la limpidité pure à la nuit infernale – aussitôt interprétée en termes mythologiques : l'Achéron vient remplir les cavernes du ciel, le ciel est renversé par les ténèbres, le haut par le bas. Le raisonnement paraît être le suivant : si le ciel peut changer très brutalement d'aspect, passer du plus clair au plus sombre quand les nuages l'envahissent jusqu'à intercepter le flux solaire, a fortiori l'image (dont la texture, on le sait, est analogue à celle des nuages) qui est infiniment plus petite est d'une mobilité encore bien plus grande. Le spectacle est très rapidement mouvant, mais ce qui fait que nous le voyons – l'image – l'est encore plus parce que de nature encore bien plus mobile, et donc remplit également l'immensité du ciel. Or c'est précisément cette abondance qui explique la rapidité, comme le montre la suite.
Nunc age, quam celeri motu simulacra ferantur,
Et quae mobilitas ollis tranantibus auras
Reddita sit, longo spatio ut breuis hora teratur,
In quem quaeque locum diuerso numine tendunt,
Suauidicis potius quam multis uersibus edam ;
Paruus ut est cycni melior canor, ille gruum quam
Clamor in aetheriis dispersus nubibus austri.
Principio persaepe leuis res atque minutis
Corporibus factas celeris licet esse uidere.
In quo iam genere est solis lux et uapor eius,
Propterea quia sunt e primis facta minutis,
Quae quasi cuduntur perque aeris interuallum
Non dubitant transire sequenti concita plaga ;
Suppeditatur enim confestim lumine lumen
Et quasi protelo stimulatur fulgere fulgur.
Quapropter simulacra pari ratione necessest
Inmemorabile per spatium transcurrere posse
Temporis in puncto, primum quod paruola causa
Est procul a tergo quae prouehat atque propellat,
Quod super est, ubi tam uolucri leuitate ferantur,
Deinde quod usque adeo textura praedita rara
Mittuntur, facile ut quasuis penetrare queant res
Et quasi permanare per aeris interuallum.
Praeterea si quae penitus corpuscula rerum
Ex altoque foras mittuntur, solis uti lux
Ac uapor, haec puncto cernuntur lapsa diei
Per totum caeli spatium diffundere sese
Perque uolare mare ac terras caelumque rigare,
Quid quae sunt igitur iam prima fronte parata,
Cum iaciuntur et emissum res nulla moratur ?
Quone uides citius debere et longius ire
Multiplexque loci spatium transcurrere eodem
Tempore quo solis peruolgant lumina caelum ?
Hoc etiam in primis specimen uerum esse uidetur,
Quam celeri motu rerum simulacra ferantur,
Quod simul ac primum sub diu splendor aquai
Ponitur, extemplo caelo stellante serena
Sidera respondent in aqua radiantia mundi.
Lamne uides igitur quam puncto tempore imago
Aetheris ex oris in terrarum accidat oras ?
Quare etiam atque etiam mira fateare necessest
***lacune***
Corpora quae feriant oculos uisumque lacessant.
Quelle est donc la vitesse où vont les simulacres,
Et leur mobilité quand ils fendent les airs,
Au point d'aller très loin en un bref laps de temps,
Quels que soient de chacun le but et le destin ?
Mes vers seront plus doux à dire que nombreux ;
Du cygne le chant bref l'emporte sur la grue,
Dont l'Auster perd les cris dans l'éther et la nue.
On peut voir tout d'abord que les choses légères,
Faites de corps menus, très souvent sont rapides.
Telles sont la lumière et la chaleur solaires,
Dont les principes sont menus, pour ainsi dire
Martelés l'un par l'autre, et n'hésitent jamais
Sous le choc du suivant à traverser les airs :
La lumière toujours succède à la lumière,
Et l'éclair d'un seul trait éperonne l'éclair.
Les simulacres donc, de pareille manière,
Doivent aussi pouvoir traverser dans leur course,
En un seul point du temps, un espace indicible,
D'abord grâce à la cause infime qui les pousse,
Loin par derrière, quand ils sont si volatils ;
Grâce ensuite au tissu qui les forme, si lâche
Qu'ils peuvent aisément pénétrer toutes choses,
Et quasi s'écouler en traversant les airs.
Et si les petits corps émis du fond des choses,
Comme sont la lumière et la chaleur solaires,
Nous les voyons glisser en un seul point du jour
Et s'épandre partout dans l'espace du ciel,
Irrigué par leur vol à travers terre et mer,
Qu'en est-il donc de ceux qui sont au premier rang
Quand ils sont projetés, et que rien ne retarde ?
Comme ils doivent aller bien plus vite et plus loin,
Et dans le temps qu'il faut aux rayons du soleil
Pour parcourir le ciel, couvrir bien plus d'espace !
L'exemple que voici montrera mieux que tout
Combien rapide est le transport des simulacres.
Expose un miroir d'eau sous le ciel constellé :
Répondent aussitôt les étoiles sereines
Qui rayonnent dans l'eau sur tout le firmament.
Vois-tu donc en quel bref instant l'image tombe
Des rives de l'éther aux rives de la Terre ?
Et donc je le redis, force est de l'avouer :
[Avec une vitesse] étonnante [volètent]
Les corps qui frappent l'œil et provoquent la vue.
La vitesse est fonction de l'abondance : c'est parce qu'il y a une quantité continue de simulacres qu'ils se poussent les uns les autres et avancent dans la même direction. À nouveau, l'argumentation se fait en trois points, les deux premiers prenant comme modèle le soleil (comparaison puis argument a fortiori), le troisième le miroir reflétant les astres les plus lointains pour sceller cet argument a fortiori. Tous les éléments ici avancés ont déjà été établis : les simulacres abondent, sont de texture ténue, émanent des surfaces, tombent du ciel, se reflètent dans les miroirs. Mais ici, ils servent à établir la vitesse « indicible » des simulacres.
Le soleil est d'une part semblable aux simulacres par le processus qui expédie ses atomes par un système de pression vibratoire, mais d'autre part plus lent puisque ces particules émanent des profondeurs (comme les odeurs : d'où la référence à la chaleur solaire), alors que les simulacres viennent des surfaces. C'est peut-être en ce sens qu'il faut lire aussi la comparaison entre le chant des grues et des cygnes : la grue qui vole dans l'éther perd son chant qui s'évanouit dans l'espace, alors que le cygne, oiseau des lacs, plus bref, va droit au but. À nouveau le soleil, modèle platonicien, est mis à distance. Ce qui est étonnant, conclut (implicitement) le passage, ce n'est pas le soleil, ni même le spectacle des astres, mais la vitesse des simulacres qu'on ne voit pas, mais qui rendent tout cela visible.
Perpetuoque fluunt certis ab rebus odores,
Frigus ut a fluuiis, calor ab sole, aestus ab undis
Aequoris, exesor moerorum litora circum,
Nec uariae cessant uoces uolitare per auras.
Denique in os salsi uenit umor saepe saporis,
Cum mare uersamur propter, dilutaque contra
Cum tuimur misceri absinthia, tangit amaror.
Vsque adeo omnibus ab rebus res quaeque fluenter
Fertur et in cunctas dimittitur undique partis
Nec mora nec requies interdatur ulla fluendi,
Perpetuo quoniam sentimus et omnia semper
Cernere, odorari licet et sentire sonare.
Praeterea quoniam manibus tractata figura
In tenebris quaedam cognoscitur esse eadem quae
Cernitur in luce et claro candore, necessest
Consimili causa tactum uisumque moueri.
Nunc igitur si quadratum temptamus et id nos
Commouet in tenebris, in luci quae poterit res
Accidere ad speciem quadrata, nisi eius imago ?
Esse in imaginibus quapropter causa uidetur
Cernundi neque posse sine his res ulla uideri.
Nunc ea quae dico rerum simulacra feruntur
Vndique et in cunctas iaciuntur dedita partis ;
Verum nos oculis quia solis cernere quimus,
Propterea fit uti, speciem quo uertimus, omnes
Res ibi eam contra feriant forma atque colore.
Et quantum quaeque ab nobis res absit, imago
Efficit ut uideamus et internoscere curat ;
Nam cum mittitur, extemplo protrudit agitque
Aera qui inter se cumque est oculosque locatus,
Isque ita per nostras acies perlabitur omnis
Et quasi perterget pupillas atque ita transit.
Propterea fit uti uideamus quam procul absit
Res quaeque. Et quanto plus aeris ante agitatur
Et nostros oculos perterget longior aura,
Tam procul esse magis res quaeque remota uidetur.
Scilicet haec summe celeri ratione geruntur,
Quale sit ut uideamus, et una quam procul absit.
Illud in his rebus minime mirabile habendumst,
Cur, ea quae feriant oculos simulacra uideri
Singula cum nequeant, res ipsae perspiciantur.
Ventus enim quoque paulatim cum uerberat et cum
Acre fluit frigus, non priuam quamque solemus
Particulam uenti sentire et frigoris eius,
Sed magis unorsum, fierique perinde uidemus
Corpore tum plagas in nostro tamquam aliquae res
Verberet atque sui det sensum corporis extra.
Praeterea lapidem digito cum tundimus, ipsum
Tangimus extremum saxi summumque colorem
Nec sentimus eum tactu, uerum magis ipsam
Duritiem penitus saxi sentimus in alto.
1 – Omniprésence des émanations sensibles
De certains corps toujours s'effusent des odeurs,
Des fleuves la fraîcheur, du soleil la chaleur,
Et des flots les embruns rongeant les murs des grèves ;
Sans cesse dans les airs diverses voix volètent ;
Un goût de sel enfin souvent vient à la bouche
Sur les bords de la mer ; l'amertume nous touche
Lorsque nous regardons l'absinthe qui s'infuse.
Tant est vrai que de tout chaque chose s'effuse,
Et va se propageant partout, de toutes parts,
Sans que jamais le flux ait repos ni retard ;
Car nous sentons en permanence, et sans arrêt
Tout s'offre à regarder, entendre et odorer.
2 – Les images, causes de la vue
Or, puisque en maniant dans le noir une forme,
On la sait identique à celle que l'on voit
Dans la clarté du jour, la vue et le toucher
Sont forcément émus par des causes semblables.
Si quand donc nous palpons un carré dans le noir,
Nous en sommes émus, dans le jour quel carré
Peut parvenir aux yeux, si ce n'est son image ?
La cause de la vue est donc dans les images,
Sans lesquelles on voit que rien ne se peut voir.
Or ce que nous nommons simulacres des choses
Se projette partout, s'épand de toutes parts ;
Mais puisque nous ne pouvons voir que par les yeux,
C'est de l'endroit où nous tournons notre regard
Que tout objet le frappe avec forme et couleur.
3 – La mesure de la distance
Et quant à la distance entre nous et l'objet,
C'est l'image qui la fait voir et reconnaître.
Car dès qu'elle est émise, elle propulse et chasse
Tout l'air interposé de l'image à nos yeux,
Et cet air tout entier s'écoule à travers eux,
Comme s'il balayait les pupilles, et passe :
Ainsi de chaque objet voyons-nous la distance.
Et plus il y a d'air devant nous repoussé,
Plus le souffle est profond qui balaye nos yeux,
Et plus l'objet paraît dans le loin reculé.
Bien sûr, cela s'opère à très grande vitesse,
Pour qu'on voie à la fois l'objet et sa distance.
4 – Cinéma
À ce propos, il n'y a pas à s'étonner
Qu'on ne puisse un à un voir chaque simulacre
Férir les yeux, tandis qu'on voit les choses mêmes.
Lorsque aussi bien le vent commence à nous fouetter,
Que l'âpre froid s'infiltre en nous, ce n'est pas chaque
Particule que nous sentons du vent, du froid,
Mais bien plutôt l'ensemble, et nous voyons frapper
Notre corps, comme si le fouettait quelque chose
Qui ferait du dehors sentir son propre corps.
En outre lorsqu'on toque une pierre du doigt,
On touche le contour, la couleur de surface ;
Or ce n'est pas cela qu'on sent par le toucher,
Mais la dureté même au profond du rocher.
L'omniprésence du sensible. Nous savons maintenant que les objets dégagent en permanence une pluie de simulacres. Reste à démontrer que ces simulacres sont bel et bien la cause de la vue : à revenir au sujet qui voit. La vue ne consiste pas en une projection des yeux sur les choses, mais au contraire en un jet de particules qui viennent provoquer la vue par un procédé quasi cinématographique. Lucrèce s'oppose donc à la conception spontanée selon laquelle le regard se projetterait lui-même dans l'espace, et à celle de Platon, qui attribue à la vision la capacité d'émettre un feu intérieur se projetant à la rencontre du feu extérieur de la lumière (Timée, 45b ; cf. la Lettre à Hérodote, 49). Selon la représentation commune spontanée, nous avons tendance à distinguer les sens qui fonctionnent à distance et les sens de proximité : d'un côté, la vue et l'ouïe, de l'autre, le goût et l'odorat dont on admet plus facilement qu'ils sont causés par des émanations corporelles, la preuve en étant qu'il faut s'approcher des objets, ou même entrer directement en contact pour humer et surtout goûter. Le passage va montrer que, en réalité, les sensations qui procèdent « à distance » fonctionnent pareillement. Il ne restera plus ensuite qu'à expliquer comment est produite l'impression de distance par le même procédé.
Ce ne sont pas seulement les simulacres qui baignent tout l'univers, mais aussi tous les autres éléments sensibles : odeurs, parfums, chaleurs, sons, goûts. Les sons et les parfums tournent dans l'air... et aussi un océan de simulacres dans lequel nous baignons en permanence. La permanence de ces effluves (perpetuo, nec cessant, nec mora, etc.). Permanence qui s'observe directement de près (fraîcheur d'un fleuve) ou de loin (chaleur du soleil) ; ensuite par ses effets ravageurs sur les objets les plus solides (les murs des grèves rongés par les embruns) ; les sons qui ne cessent de « voleter », portés au hasard parmi les airs (même verbe que pour les simulacres) ; enfin deux exemples préparent l'analogie entre les sens du toucher (goût et odeur) et la vue : nous nous promenons sur les bords de la mer (nous voyons la mer d'une certaine distance) et sentons dans la bouche le sel porté par les embruns : la mer nous touche donc directement à distance par ses effluves invisibles que sont les embruns ; nous voyons devant nous une infusion d'absinthe, et sommes touchés à nouveau par l'amertume de la préparation. Conclusion : toute chose émet en permanence et continûment des effluves de toute espèce, et la vue n'est pas différente des autres émanations : il y a du visible partout.
La cause de la vue est dans les images. Pour établir à présent que la cause de la vue est dans l'image qui vient frapper l'œil, Lucrèce établit une analogie assez curieuse entre la vue et le toucher. En maniant à l'aveugle (dans le noir, on verra plus loin que l'obscurité fait obstacle au transport des simulacres) une figure carrée, nous connaissons qu'elle est la même (eadem) que celle que nous voyons carrée à la lumière ; cette vision est donc elle aussi causée par « une cause similaire » : quelque chose comme un toucher visuel d'une image carrée. Semblable et non identique puisque la vue est contact avec la surface des choses, alors que le toucher proprement dit est contact avec la profondeur comme on le verra plus loin. On s'attendait, par l'exemple des sensations comparées, à l'appel à un « sens commun » capable de rapporter les sensations diverses à un même objet. Au lieu de quoi, Lucrèce renvoie à une similarité des causes des sensations elles-mêmes. L'esprit ne saurait émettre un jugement sans cette similarité causale.
C'est elle qui permettra aussi d'expliquer l'erreur de jugement. L'exemple n'est pas choisi au hasard, puisqu'il se retrouvera plus loin dans l'explication des illusions : la tour carrée est vue ronde de loin lorsque l'air a arrondi l'image si la distance parcourue est assez longue.
Maintenant, s'il y a du visible partout, pourquoi ne sommes-nous pas constamment envahis d'images ? C'est que nous voyons seulement par les yeux, et ne voyons que ce qui est face à eux.
La distance. Il faut cependant répondre à une objection implicite que soulève l'exemple du carré. Le toucher ressent la profondeur du carré, alors que la vue ne reçoit que les surfaces. Comment pouvons-nous avoir la vision d'une profondeur ? Plus généralement, la vision de la distance entre nous et l'objet si ce n'est pas l'œil qui s'élance vers les objets comme le veut la théorie concurrente ?
C'est la quantité d'air repoussé entre l'objet et le regard qui donne la mesure exacte de la distance. L'air n'est donc pas seulement traversé par l'image (vers 198), il est poussé par elle. Il n'y a pas nécessairement contradiction comme le veulent certains commentateurs : l'air peut à la fois être traversé et repoussé dans la ligne droite que les simulacres dessinent. On peut donc supposer que les simulacres à la fois poussent une colonne d'air et sont émoussés sur leurs côtés (ce sera l'exemple de la tour) par l'air avoisinant.
Noter la façon dont le vers lui-même figure cette distance par la tmèse du mot quicumque : aera qui inter se cumque est oculosque locatus ainsi que l'insistance sur la traversée des yeux (per) : les yeux ne sont pas un réceptacle mais un milieu traversé, contrairement au miroir dont il va être question à présent.
L'effet de distance est donc produit par un processus temporel (antériorité de l'air sur l'image de l'objet, mais si rapide qu'il est imperceptible en tant que tel, mais seulement sous l'effet d'un espace). Ici, le temps est en deçà du minimum perceptible, de sorte que nous voyons « en même temps » l'objet et ce qui en fait (ou plutôt en droit) le précède : ce qui s'interpose entre le simulacre et notre œil.
Image et simulacre : le procédé cinématographique. De cette remarque sur la rapidité du processus Lucrèce passe à une observation plus générale sur les simulacres eux-mêmes : comment se fait-il que nous ne voyions pas chaque simulacre à l'unité ? Là encore, c'est affaire de vitesse. S'ébauche ici dans la comparaison avec le vent, le froid et le toucher une théorie des « petites perceptions » comme on la retrouvera chez Leibniz. On ne voit pas chaque simulacre, mais l'effet que produit leur répétition continue (l'image). Le procédé est exactement celui du cinéma, comme le soulignait Giussani dès l'apparition de cette technique en 1896. Nous ne percevons que le résultat (l'image de la chose même) produit par la diffusion constante et rapide de chaque simulacre invisible à l'unité. Là encore, analogie avec le froid et le vent (mêmes exemples qu'au début du passage) : nous ne percevons pas chaque partie, nous ne saisissons pas le « commencement » du froid, c'est-à-dire chaque petite action des corps froids sur le nôtre, mais ce n'est qu'à partir du moment où il y en a suffisamment que cela nous devient sensible.
Retour enfin sur l'analogie du toucher : nous ne touchons pas une surface (le doigt ne sent pas la couleur), mais le fond de la pierre, ce qui implique donc toute une série de contacts et de couches insensibles à l'unité. Si nous effleurions seulement la surface de la chose, nous la sentirions pas. Le renversement de l'opinion commune qui pense que seul le toucher touche la surface des choses est total ! Même le toucher donc demande une pression multiple des impressions. Il y a donc bien analogie entre le toucher et la vue. Le film continu des simulacres produit quelque chose d'analogue à la profondeur ressentie par le toucher, une superposition de couches innombrables.
Note sur l'usage du verbe « voir » : à deux reprises Lucrèce use de ce verbe dans un sens imagé de vision intellectuelle (nous voyons... que rien ne se peut voir sans images) ou de sensation générale (nous voyons meurtrir notre corps : nous ressentons les atteintes du froid). Le mot voir peut représenter toute sensation, sensible ou intellectuelle. C'est que la vue est à la fois pénétration par des éléments extérieurs (certains éléments comme la lumière peuvent blesser les yeux), et connaissance véritable, ou du moins fondement de la connaissance puisque les yeux par eux-mêmes n'émettent pas de jugement (385 : nec possunt oculi naturam noscere rerum). Lucrèce va même jusqu'à dire que nous voyons « les choses mêmes » alors qu'en toute rigueur nous ne voyons que les images. Mais c'est que les images sont précisément identiques aux choses, dont elles sont une partie semblable au tout.
Nunc age, cur ultra speculum uideatur imago
Percipe : nam certe penitus remmota uidetur.
Quod genus illa foris quae uere transpiciuntur,
Ianua cum per se transpectum praebet apertum,
Multa facitque foris ex aedibus ut uideantur ;
Is quoque enim duplici geminoque fit aere uisus.
Primus enim citra postes tum cernitur aer,
Inde fores ipsae dextra laeuaque secuntur,
Post extraria lux oculos perterget et aer
Alter, et illa foris quae uere transpiciuntur.
Sic ubi se primum speculi proiecit imago,
Dum uenit ad nostras acies, protrudit agitque
Aera qui inter se cumquest oculosque locatus,
Et facit, ut prius hunc omnem sentire queamus
Quam speculum ; sed ubi speculum quoque sensimus ipsum,
Continuo a nobis in idem quae fertur imago
Peruenit, et nostros oculos reiecta reuisit
Atque alium prae se propellens aera uoluit,
Et facit ut prius hunc quam se uideamus, eoque
Distare ab speculo tantum semota uidetur.
Quare etiam atque etiam minime mirarier est par
Illic quor reddant speculorum ex aequore uisum,
Aeribus binis quoniam res confit utraque.
Nunc ea quae nobis membrorum dextera pars est,
In speculis fit ut in laeua uideatur eo quod
Planitiem ad speculi ueniens cum offendit imago,
Non conuertitur incolumis, sed recta retrorsum
Sic eliditur, ut si quis, prius arida quam sit
Cretea persona, adlidat pilaeue trabiue,
Atque ea continuo rectam si fronte figuram
Seruet et elisam retro sese exprimat ipsa :
Fiet ut, ante oculus fuerit qui dexter, ut idem
Nunc sit laeuus et e laeuo sit mutua dexter.
Fit quoque de speculo in speculum ut tradatur imago,
Quinque etiam sex ut fieri simulacra suerint.
Nam quaecumque retro parte interiore latebunt,
Inde tamen, quamuis torte penitusque remota,
Omnia per flexos aditus educta licebit
Pluribus haec speculis uideantur in aedibus esse :
Vsque adeo [e] speculo in speculum translucet imago,
Et cum laeua data est, fit rursum ut dextera fiat,
Inde retro rursum redit et conuertit eodem.
Quin etiam quaecumque latuscula sunt speculorum
Adsimili lateris flexura praedita nostri,
Dextera ea propter nobis simulacra remittunt,
Aut quia de speculo in speculum transfertur imago,
Inde ad nos elisa bis aduolat, aut etiam quod
Circum agitur, cum uenit, imago propterea quod
Flexa figura docet speculi conuertier ad nos.
Indugredi porro pariter simulacra pedemque
Ponere nobiscum credas gestumque imitari
Propterea quia, de speculi qua parte recedas,
Continuo nequeunt illinc simulacra reuerti ;
Omnia quandoquidem cogit natura referri
Ac resilire ab rebus ad aequos reddita flexus.
1 – De l'autre côté du miroir
Sache à présent pourquoi l'image du miroir
Semble au delà de lui : car certe elle apparaît
En profondeur du champ. De ce genre relève
Ce qu'on perçoit vraiment, lorsqu'on ouvre une porte
Qui montre du dedans tout le champ du dehors.
La cause en est la même : un air double et jumeau.
Car d'abord, on voit l'air en deçà des jambages,
Puis, de chaque côté, les panneaux de la porte ;
La lumière du jour balaye alors les yeux,
L'autre air, et tout ce qu'on perçoit vraiment dehors.
Ainsi, quand du miroir se projette l'image,
En venant vers nos yeux, elle chasse et propulse
Tout l'air interposé de l'image à nos yeux,
Et nous fait ressentir tout cet air avant lui.
Mais dès que nous sentons le miroir à son tour,
Aussitôt lui parvient une image de nous,
Dont la réflexion la renvoie à nos yeux
En roulant devant elle un autre air qu'elle pousse
Et nous montre avant elle : elle apparaît alors
Au delà du miroir, à sa distance exacte.
Donc, encore une fois, ne nous étonnons pas
Si le plan du miroir peut tout rendre en sa place,
Puisque dans les deux cas, c'est l'effet d'un air double.
2 – La gauche et la droite se donnent la réplique
Si le côté du corps qui pour nous est à droite
Apparaît maintenant dans le miroir à gauche,
C'est parce que l'image, en heurtant sa surface,
Au lieu de revenir intacte se retourne,
Comme si l'on plaquait contre pilier ou poutre
Un masque fait de plâtre avant qu'il ne soit sec,
Et qui conserverait le dessin de l'endroit,
Mais que le choc ferait ressortir à l'envers,
De sorte que l'œil droit serait alors le gauche,
Tandis qu'inversement le gauche irait à droite.
L'image se transmet encore entre miroirs,
Jusqu'à produire cinq, voire six simulacres.
Car tout ce qui se cache au fond d'un habitacle,
Si profond et tortu puisse en être l'abri,
On peut le débusquer par un biais infléchi,
Grâce à plusieurs miroirs qui montrent qu'il est là,
Tant l'image reluit de miroir en miroir.
Et quand elle est à gauche, on la retrouve à droite,
Puis elle se retourne et se remet en place.
Enfin certains miroirs sont faits de petits angles,
Dont l'infléchissement s'apparente à nos flancs,
Et qui renvoient vers nous les simulacres droits,
Soit que l'image, allant de miroir en miroir,
Soit deux fois réfléchie avant de nous atteindre,
Ou bien parce qu'en route elle fait volte-face,
La courbe du miroir la retournant vers nous.
3 – Groucho v/s Chico
Si tu crois qu'avec nous marchent les simulacres,
Nous suivent pas à pas, imitent nos postures,
C'est que quand nous quittons un côté du miroir,
Aussitôt celui-ci n'a plus de simulacres
À retourner : ils sont contraints par la nature
À rebondir selon leur angle d'incidence.
Le miroir, qui avait déjà servi dans la première étape à attester l'existence des images, sert de contre-épreuve : tous ses phénomènes s'expliquent par les lois qui viennent d'être énoncées à propos de la vision, mais avec un degré supplémentaire de complexité. Trois illusions merveilleuses sont ainsi expliquées :
Reprenons ces points un à un.
Tout d'abord, l'image reflétée par le miroir, puisqu'elle fait un double voyage (aller-retour), propulse une double colonne d'air, celle appartenant au miroir, celle appartenant à l'image de nous qui s'y reflète : les deux colonnes sont perçues avant l'image, d'où l'impression de profondeur. Évidemment toute cette succession (ubi, prius, etc.) se fait pour nous instantanément, puisque nous ne percevons que le résultat.
L'analogie avec la porte introduit une information sur la lumière : celle-ci précède le transport des simulacres, en quelque sorte leur ouvre la voie. Les simulacres poussent la colonne d'air, simple ou double devant eux, mais sont précédés par la lumière qui est plus rapide. Ceci sera expliqué dans le passage suivant.
Reste une difficulté d'établissement du texte dans ce passage :
[...] protrudit agitque
Aera qui inter se cumquest oculosque locatus,
Et facit, ut prius hunc omnem sentire queamus
Quam speculum ; sed ubi speculum quoque sensimus ipsum,
Continuo a nobis in idem quae fertur imago
Peruenit [...]
Au vers 284, les manuscrits donnent in eum que les éditeurs corrigent en in idem (ou in eo ou itidem) puisque speculum est neutre. On attendrait pourtant dans ce cas ad puisque l'image ne pénètre pas dans le miroir. Ne pourrait-on conserver eum et le renvoyer à aera ? Car notre image à nous traverse (per-uenit) en même temps ou plutôt juste après (continuo) la même colonne d'air ou celle qui la remplace. On retrouve là une objection qu'on pouvait déjà faire plus haut, lorsque Lucrèce affirme à la fois que les simulacres « traversent » les airs (198 : et quasi permanare per aeris interuallum) et les poussent devant eux. La réponse est peut-être dans ces intervalles d'air.
Second phénomène à expliquer : l'inversion des images dans le miroir. Elle s'explique par le choc sur la surface dure qui retourne le simulacre sans le détruire. Le phénomène est ensuite compliqué par les miroirs concaves qui remettent les images droites par un jeu de réflexion : c'est l'occasion de mettre en œuvre l'explication multiple (314-317).
Enfin, l'impression que les images nous suivent et imitent nos gestes n'est pas due à un double de nous-même caché dans le miroir, comme dans le fameux film des Marx Brothers, mais au fait que les images se réfléchissent toujours selon leur angle d'incidence.
Toute cette analyse du miroir insiste sur le renvoi des simulacres par la surface polie et dure ; au contraire de l'œil qui est traversé, balayé, etc. par les simulacres. D'où sa fragilité, que va illustrer à présent la référence à la lumière.
Splendida porro oculi fugitant uitantque tueri.
Sol etiam caecat, contra si tendere pergas,
Propterea quia uis magnast ipsius et alte
Aera per purum graviter simulacra feruntur
Et feriunt oculos turbantia composituras.
Praeterea splendor quicumque est acer adurit
Saepe oculos ideo quod semina possidet ignis
Multa, dolorem oculis quae gignunt insinuando.
Lurida praeterea fiunt quaecumque tuentur
Arquati, quia luroris de corpore eorum
Semina multa fluunt simulacris obuia rerum,
Multaque sunt oculis in eorum denique mixta,
Quae contage sua palloribus omnia pingunt.
E tenebris autem quae sunt in luce tuemur
Propterea quia, cum propior caliginis aer
Ater init oculos prior et possedit apertos,
Insequitur candens confestim lucidus aer,
Qui quasi purgat eos ac nigras discutit umbras
Aeris illius ; nam multis partibus hic est
Mobilior multisque minutior et mage pollens.
Qui simul atque uias oculorum luce repleuit
Atque patefecit, quas ante obsederat ater
Aer continuo rerum simulacra secuntur,
Quae sita sunt in luce lacessuntque ut uideamus.
Quod contra facere in tenebris e luce nequimus
Propterea quia posterior caliginis aer
Crassior insequitur, qui cuncta foramina complet
Obsiditque uias oculorum, ne simulacra
Possint ullarum rerum coniecta moueri.
1 – Le soleil ne se peut regarder en face
Ce qui brille, les yeux le fuient et s'en écartent ;
Et si tu veux fixer le soleil, il t'aveugle ;
C'est que sa force est grande, et que ses simulacres
En tombent lourdement de haut dans un air pur
Et vont frapper nos yeux en troublant leur structure.
Et si tout éclat vif souvent brûle les yeux,
C'est qu'il contient beaucoup de semences de feu,
Dont l'entrée en nos yeux génère la douleur.
2 – La jaunisse
Et si tout paraît jaune à qui souffre d'ictère,
C'est que depuis son corps des semences de jaune
Fluent en foule à la rencontre des simulacres,
Pour enfin dans ses yeux se mêler avec eux
Et tout badigeonner d'une teinte jaunâtre.
3 – Encrassage et nettoyage
Or, si de l'ombre on voit les objets éclairés,
C'est que lorsque l'air noir, plus proche, s'introduit
Le premier dans les yeux ouverts et s'en empare,
Aussitôt s'ensuit l'air lumineux et limpide,
Qui vient comme purger les yeux et dissiper
Les ombres de l'air noir ; car en bien des aspects,
Cet air est plus mobile, et subtil, et puissant.
Sitôt qu'il a rempli les yeux de sa lumière,
Et qu'il a dégagé leurs chemins de l'air [noir]
Qui les avait bouchés, suivent les simulacres
Qui sont dans la lumière et frappent notre vue.
Mais depuis la lumière on ne peut voir dans l'ombre,
Parce que l'air obscur qui s'introduit après,
Comme il est plus épais, emplit tous les canaux,
Et bouche les chemins des yeux si bien que rien
Ne peut y projeter le moindre simulacre.
Là encore, ce qui pourrait sembler des remarques disparates sur la lumière, la jaunisse et derechef la lumière en relation avec l'ombre, s'organise si l'on veut bien collaborer avec le texte et repérer un raisonnement sous-jacent, en trois parties comme toujours. On retrouve l'élément essentiel du raisonnement précédent : l'air pénètre les yeux avant les simulacres ; on retrouve aussi le cas où deux airs différents se succèdent, mais cette fois on va s'intéresser à ce à quoi l'air est toujours mêlé, lumière ou obscurité. Mais il faut d'abord montrer que la lumière pénètre réellement les yeux, ainsi que l'air obscur, d'où la référence à la jaunisse.
La lumière pénètre les yeux. Le soleil, et en général toute lumière éclatante, font mal aux yeux. La lumière pénètre donc les yeux puisque, au-delà d'un certain degré, elle les agresse (trouble leur structure) par les atomes de feu qu'elle contient (il faudra donc expliquer aussi pourquoi d'ordinaire elle ne les brûle pas : parce qu'elle est tamisée par l'air).
Les yeux peuvent s'encrasser. L'exemple de la jaunisse, inversement, illustre la présence dans les yeux d'éléments jaunâtres qui viennent se mêler aux simulacres lorsqu'ils pénètrent, ou encore par projection. À ce propos, on a pu trouver étrange qu'ici Lucrèce admette qu'il y a bien projection vers l'extérieur, alors que, on l'a vu, c'est la théorie que conteste l'épicurisme en général. Mais il s'agit là d'un cas pathologique et d'ailleurs les semences de jaune fusent du corps, non des yeux. Il n'y a donc rien là de contraire à la doctrine. En aucun cas cette projection ne saurait expliquer la vision.
Ce que montre cet exemple, c'est que les yeux ne sont pas un pur réceptacle neutre, ils peuvent eux-mêmes contenir des éléments plus prégnants qui colorent le flux des simulacres, et même à la limite, le bloquent.
Il semble qu'Ernout se trompe en traduisant denique par « en outre » : le mélange est plutôt le résultat du processus. Les semences de jaune émanent du corps du malade, rencontrent les simulacres auxquels ils se mêlent, et reviennent en fin de course dans les yeux où ils déteignent sur tout par contagion. Nulle projection de l'œil sur les choses donc.
La lumière purge les yeux. C'est ce que fait, couramment cette fois, l'obscurité, tandis que la lumière « purge » les yeux de ces éléments perturbateurs. Le choix de ce verbe dans la troisième partie du raisonnement montre que la jaunisse sert bien de modèle : la lumière agit sur l'ombre comme un purgatif. On retrouve ici le schéma qui servait à expliquer la mesure de la distance : pénétration de deux airs successifs (noir, lumineux) à une vitesse supérieure à la sensation minimale de temps, qui sont perçus simultanément. Là encore, les phénomènes font appel à une temporalité imperceptible : soit l'ombre précède la lumière, soit la lumière précède l'ombre. Lorsque nous voyons les objets éclairés depuis une zone d'ombre, c'est que dans un premier temps (prior) l'obscurité s'introduit dans les yeux (noter la métaphore quasi militaire : il s'introduit dans les yeux ouverts et prend possession de la place), puis, aussitôt, la lumière vient faire un opération de purge. Inversement, si l'ombre entre après la lumière (si l'on regarde depuis la lumière dans l'ombre), on ne voit rien parce que les éléments d'obscurité, venus après, bouchent (encore la métaphore militaire : obsidit, fait le siège, occupe) les yeux et empêchent les simulacres d'entrer.
La lumière est donc ce qui « lave » les yeux (cf. déjà 249 : perterget, et plus bas 378 : abluit umbras nigras) et permet l'entrée des simulacres ; ce n'est pas parce que les objets sont dans la lumière que nous les voyons mais parce que la lumière elle-même nettoie les yeux, précède et permet le flux des simulacres. Au contraire, l'ombre n'est pas la simple absence de lumière, elle est un élément réel, qui a un effet réel, celui d'obnubiler les yeux et d'empêcher l'entrée des simulacres. Elle est donc composée d'éléments plus épais (crassior : plus épais et plus lent), alors que la lumière est constituée d'éléments plus mobiles, plus menus, plus puissants. Mais il n'y a pas de différence ontologique entre les deux : ce sont deux réalités matérielles, douées de nature différente et donc d'effets différents, voilà tout.
La lumière précède le flux des simulacres, elle n'est pas ce qui les transporte. En revanche pour opérer cette purge, elle se mêle à l'air (« l'air lumineux et limpide »), ce qui permet sans doute ordinairement de ne pas brûler les yeux. De même d'ailleurs l'obscurité ne se déplace pas tout seul, elle colore l'air. L'air est donc l'élément modifiable, tantôt lumineux, tantôt obscur, qui pénètre les yeux.
Cette explication du rôle de la lumière permet de mieux comprendre la métaphore récurrente et apparemment banale de la doctrine appelée à « dissiper » (discutire) les ténèbres de l'âme comme les rais du soleil (III, 91-93, etc.). La doctrine n'est pas à proprement parler un bien en soi, mais seulement un purgatif, qui vient éliminer les ténèbres qui enfument ou obnubilent l'âme. Purgatif qui peut éventuellement faire du mal comme on l'a vu dans la comparaison avec l'absinthe amère. Une fois purifiée, l'âme peut se tourner, non pas vers le soleil lui-même, comme chez Platon, mais vers n'importe quel bien. Il n'y a pas de bien supérieur aux autres, source de tout bien. La lumière joue un rôle négatif, de même que toute la doctrine épicurienne est négative, elle ne vise qu'à éliminer le mal, non à constituer ou découvrir le bien qui est déjà donné par la nature. Même l'amour est un bien, pourvu qu'on le purge de ses démons.
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