Passons à la deuxième partie du chant III : maintenant que nous savons ce qu'est l'âme et son rapport avec le corps, il reste à montrer qu'elle ne saurait être immortelle. La démonstration va occuper les vers 425 à 669. Ensuite, on montrera que l'âme ne peut non plus préexister au corps.
En raison de la conjonction de l'âme et de l'esprit, ce qui sera dit de l'un vaudra pour l'autre.
Nunc age, natiuos animantibus et mortalis
Esse animos animasque leuis ut noscere possis,
Conquisita diu dulcique reperta labore
Digna tua pergam disponere carmina uita.
Tu fac utrumque uno subiungas nomine eorum
Atque animam uerbi causa cum dicere pergam,
Mortalem esse docens, animum quoque dicere credas,
Quatenus est unum inter se coniunctaque res est.
Pour t'apprendre à présent que chez les animés
L'âme et l'esprit légers souffrent naissance et mort,
Je poursuis mon doux œuvre et ma longue conquête
Pour disposer des vers dignes de vivre en toi.
Et toi, sous un seul nom adjoins ces deux substances :
Et quand je montrerai, par exemple, que l'âme
Est mortelle, crois bien que je le dis aussi
De l'esprit, puisqu'ils font un seul être conjoint.
L'interprétation est un peu forcée pour « des vers dignes de toi ». Peut-être faut-il traduire le vers par « Pour que dignes de toi soient les vers que j'ordonne ».
Ce premier argument se fonde sur la structure atomique de l'âme, particulièrement subtile et donc fragile. Allusion est faite par anticipation à la théorie des simulacres qui sera exposée au chant suivant. L'esprit est touché par les plus ténus des simulacres.
Une difficulté récurrente de traduction est le terme quasi : le corps est « comme » un vase de l'âme, puisque Lucrèce dira plus loin qu'en fait leurs relations sont beaucoup plus étroites. Mais ici, nous sommes dans un argument ad hominem, destiné à ceux qui croient que l'âme occupe le corps comme un fluide un récipient. À plus forte raison mourra-t-elle quand le vase sera cassé.
Principio quoniam tenuem constare minutis
Corporibus docui multoque minoribus esse
Principiis factam quam liquidus umor aquai
Aut nebula aut fumus ; nam longe mobilitate
Praestat et a tenui causa magis icta mouetur,
Quippe ubi imaginibus fumi nebulaeque mouetur ;
Quod genus in somnis sopiti ubi cernimus alte
Exhalare uaporem altaria ferreque fumum ;
Nam procul haec dubio nobis simulacra geruntur
Nunc igitur quoniam quassatis undique uasis
Diffluere umorem et laticem discedere cernis,
Et nebula ac fumus quoniam discedit in auras,
Crede animam quoque diffundi multoque perire
Ocius et citius dissolui in corpora prima,
Cum semel ex hominis membris ablata recessit ;
Quippe etenim corpus, quod uas quasi constitit eius,
Cum cohibere nequit conquassatum ex aliqua re
Ac rarefactum detracto sanguine uenis,
Aere qui credas posse hanc cohiberier ullo,
Corpore qui nostro rarus magis incohibens sit ?
Tout d'abord, j'ai montré que cet être subtil
Est fait de corps menus et beaucoup plus petits
Que l'eau limpide, ou le brouillard, ou la fumée ;
Car l'âme est de loin plus mobile, et plus légers
Sont les chocs qui la font s'émouvoir, puisque émue
Par les images de fumée ou de brouillard,
Comme lorsque assoupis nous voyons dans un songe
S'exhaler des autels la vapeur des fumées
(Car ce sont là sans nul doute des simulacres) ;
Puisque donc à présent, de vases qu'on secoue
On voit s'écouler l'eau qui partout se dissipe,
Comme aussi dans les airs la brume et la fumée,
Crois bien que l'âme aussi s'effuse et bien plus vite
Périt, plus prompte à se dissoudre en corps premiers,
Dès que du corps de l'homme elle s'est retirée ;
Si le corps en effet, quasi-vase de l'âme,
Ne peut la contenir quand sous quelque secousse
Il est raréfié par une hémorragie,
Comment croire que l'air la puisse maintenir,
Lui qui, plus poreux que le corps, ne retient rien ?
On passe à présent à une série d'arguments fondés sur le développement parallèle du corps et de l'âme. Le premier de ces arguments porte sur la croissance et la décroissance. C'est de l'esprit qu'il est ici question : mens, sententia, consilium, ingenium... auxquels sont accolés des verbes corporels comme claudicat. L'insistance sur la sénilité et la gâtisme va à rebours du portrait classique du vieux sage triomphant sur son corps en perdition. Ce n'est pas le seul moment du chant III où l'ombre de Socrate semble prise à rebrousse-poil. À bien des égards, c'est un anti-Phédon. À la fin du chant, il sera aussi fait référence à la vieillesse de Démocrite perdant la boule, ou plutôt constatant qu'il perd la mémoire, c'est-à-dire son identité : maladie plus grave que la défaillance du jugement, parce qu'elle attaque l'identité elle-même qui est mémoire. Le thème le plus profond du chant, c'est la léthargie, c'est-à-dire l'oubli qui atteint l'esprit, ou sous une autre forme, l'ingratitude du vieillard à l'égard du passé : c'est cela la véritable mort, l'esprit étant le principe ultime de la vie comme on l'a vu avant. Et c'est pourquoi l'ingratitude à l'égard du passé (du plaisir passé, et du plaisir d'avoir échappé aux maux passés) est la véritable mort spirituelle... mais nous n'en sommes pas encore là.
Question traduction, ce qu'il faut rendre ici, ce sont tous les indicateurs du parallélisme : pariter, ut/sic, quoque, simul...
Il est curieux qu'au vers 453 le verbe qualifiant le délabrement de l'esprit ait précisément... disparu ! Un manuscrit donne madet que l'on retrouvera un peu plus loin. mais le labat de Lachmann s'inscrit mieux dans le contexte et permet une allitération un peu facile.
Praeterea gigni pariter cum corpore et una
Crescere sentimus pariterque senescere mentem.
Nam uel ut infirmo pueri teneroque uagantur
Corpore, sic animi sequitur sententia tenuis.
Inde ubi robustis adoleuit uiribus aetas,
Consilium quoque maius et auctior est animi uis.
Post ubi iam ualidis quassatum est uiribus aeui
Corpus et obtusis ceciderunt uiribus artus,
Claudicat ingenium, delirat lingua, [labat] mens,
Omnia deficiunt atque uno tempore desunt.
Ergo dissolui quoque conuenit omnem animai
Naturam, ceu fumus, in altas aeris auras ;
Quandoquidem gigni pariter pariterque uidemus
Crescere et, [ut] docui, simul aeuo fessa fatisci.
De plus nous sentons bien qu'avec le corps l'esprit
Naît, avec lui grandit, tout ensemble vieillit.
Comme un enfant titube en son corps tendre et faible,
Ainsi va son esprit encor malavisé.
Mais lorsque l'âge avance et gagne en robustesse,
Ainsi va de son frêle esprit le jugement.
Puis quand le corps ressent les puissantes secousses
Du temps et qu'émoussé l'organisme défaille,
L'intelligence boîte et la langue déraille,
L'esprit dérape et tout d'un seul coup se défait.
Il convient donc que l'âme elle aussi se dissolve
Toute, comme fumée en les hauteurs de l'air,
Puisque ensemble on les voit naître, grandir, et l'âge,
Comme j'ai dit, les épuiser en même temps.
Parallèle entre les maladies du corps et celles de l'esprit ; puis influence des maladies du corps sur celles de l'esprit.
Première apparition de la léthargie – sorte de coma –, ici donnée pour un effet de la maladie du corps, alors qu'à la toute fin, elle sera présentée comme une maladie propre à l'esprit, ce qui n'est d'ailleurs pas contradictoire. Elle résulte de la contagion, sujet essentiel puisque l'œuvre de Lucrèce se terminera précisément là-dessus (la peste d'Athènes). L'esprit est à la fois intimement lié au corps au point de pouvoir être atteint par la contagion de ses maux, mais il est cependant d'une nature propre, la question est donc bien comment échapper à cette contagion : c'est la question qui occupait Épicure dans ses derniers jours. Premier tableau enfin des proches tout larmoyant autour du corps, qu'on retrouvera à la fin. Cf. la sentence vaticane 66 : « compatissons avec nos amis, non dans le deuil, mais dans l'attention ».
Huc accedit uti uideamus, corpus ut ipsum
Suscipere inmanis morbos durumque dolorem,
Sic animum curas acris luctumque metumque ;
Quare participem leti quoque conuenit esse.
Quin etiam morbis in corporis auius errat
Saepe animus ; dementit enim deliraque fatur,
Interdumque graui lethargo fertur in altum
Aeternumque soporem oculis nutuque cadenti ;
Vnde neque exaudit uoces nec noscere uoltus
Illorum potis est, ad uitam qui reuocantes
Circum stant lacrimis rorantes ora genasque.
Quare animum quoque dissolui fateare necessest,
Quandoquidem penetrant in eum contagia morbi ;
Nam dolor ac morbus leti fabricator uterquest,
Multorum exitio perdocti quod sumus ante.
***lacune***
À quoi s'ajoute que nous voyons tant le corps
Endurer les douleurs, les graves maladies,
Que l'esprit les soucis amers, le deuil, la crainte ;
Il convient donc aussi qu'il ait part à la mort.
Bien plus, souvent l'esprit, quand le corps est malade,
S'égare : il déraisonne en effet et délire ;
Parfois dans un profond sommeil la léthargie
L'emporte pour toujours, les yeux, la tête tombent ;
Alors il n'entend plus, il ne reconnaît plus
Ceux qui tentent de le rappeler à la vie,
Debout autour de lui, tout ruisselants de larmes.
C'est donc bien que l'esprit aussi doit se dissoudre,
Si la contagion du mal pénètre en lui :
Maladie et douleur sont deux facteurs de mort,
Ce dont bien des trépas déjà nous ont instruits.
***lacune***
Les deux arguments précédents concernaient l'esprit ; celui-ci concerne cette fois l'âme c'est-à-dire le principe vital : l'ivresse, considérée comme une espèce de maladie.
Denique cur, hominem cum uini uis penetrauit
Acris et in uenas discessit diditus ardor,
Consequitur grauitas membrorum, praepediuntur
Crura uacillanti, tardescit lingua, madet mens,
Nant oculi, clamor singultus iurgia gliscunt,
Et iam cetera de genere hoc quaecumque secuntur,
Cur ea sunt, nisi quod uehemens uiolentia uini
Conturbare animam consueuit corpore in ipso ?
At quaecumque queunt conturbari inque pediri,
Significant, paulo si durior insinuarit
Causa, fore ut pereant aeuo priuata futuro.
Enfin quand la vigueur d'un vin envahit l'homme
Et que l'ardeur s'en répartit parmi les veines,
Les membres se font lourds, les jambes entravées
Titubent, l'esprit flotte et la langue s'empâte,
Les yeux nagent, les cris montent, et les sanglots,
Les querelles et tout ce qui s'ensuit : pourquoi
Cela, sinon que la violence du vin
Vient bouleverser l'âme au sein du corps lui-même ?
Or tout ce qui se peut entraver et troubler
Indique qu'une cause un petit peu plus dure,
En s'y introduisant, le tuera pour toujours.
On annonçait des causes plus graves, voici l'épilepsie, le mal sacré, qui concerne à la fois l'âme et l'esprit, ce qui permettra de conclure ce premier moment sur les maladies psychosomatiques. Il est assez curieux que le vocabulaire et l'explication se rapproche de celle du sommeil au chant IV. Mais ici, l'âme ne s'enfuit pas du corps, elle y reste et morfle.
Quin etiam subito ui morbi saepe coactus
Ante oculos aliquis nostros, ut fulminis ictu,
Concidit et spumas agit, ingemit et tremit artus,
Desipit, extentat neruos, torquetur, anhelat
Inconstanter, et in iactando membra fatigat,
Nimirum quia ui morbi distracta per artus
Turbat agens anima spumas [ut] in aequore salso
Ventorum ualidis feruescunt uiribus undae.
Exprimitur porro gemitus, quia membra dolore
Adficiuntur et omnino quod semina uocis
Eliciuntur et ore foras glomerata feruntur
Qua quasi consuerunt et sunt munita uiai.
Desipientia fit, quia uis animi atque animai
Conturbatur et, ut docui, diuisa seorsum
Disiectatur eodem illo distracta ueneno.
Inde ubi iam morbi reflexit causa, reditque
In latebras acer corrupti corporis umor,
Tum quasi uaccillans primum consurgit et omnis
Paulatim redit in sensus animamque receptat.
Haec igitur tantis ubi morbis corpore in ipso
Iactentur miserisque modis distracta laborent,
Cur eadem credis sine corpore in aere aperto
Cum ualidis uentis aetatem degere posse ?
Souvent même cédant au brusque accès du mal,
Quelqu'un devant nos yeux, comme foudroyé, tombe ;
Il écume, gémit, tremble de tous ses membres,
Délire, roidit ses nerfs, se tord et halète
Par à-coups, s'épuise en mouvements convulsifs.
C'est que l'âme parmi les membres déchirée
Par la force du mal, écume, tels les flots
Bouillonnant sur la mer par la force des vents.
Le gémissement vient de la douleur des membres
Et surtout du fait que les atomes vocaux
S'arrachent en sortant en boules par la bouche,
Chemin dont ils ont pour ainsi dire coutume.
Quant au délire, il naît du bouleversement
De l'âme et de l'esprit, que j'ai dit divisés,
Déchirés, dispersés par le même poison.
Puis la cause du mal fait repli, l'humeur âcre
Qui corrompait le corps retourne en sa cachette,
Et comme en titubant d'abord il se redresse
Puis reprend peu à peu tous ses sens et son âme.
Puisque donc dans le corps de tels maux les assaillent,
Les déchirent, leur font souffrir tant de tourments,
Pourquoi crois-tu que sans le corps, à ciel ouvert,
Ils pourraient subsister dans la vigueur des vents ?
Allons plus loin : la guérison elle-même est un signe de mortalité ; car guérir, c'est subir une modification dans le nombre et la disposition des parties. Lucrèce rappelle alors un principe déjà énoncé trois fois aux chants I et II : la mort est la sortie hors des limites constitutives : nos éléments ne disparaissent pas, mais s'organisent différemment pour constituer d'autres individus. Principe essentiel que l'on retrouvera à la fin, pour définir l'identité de l'être que nous sommes, et au rebours l'effet principal de la peur de la mort, l'effort vain pour s'échapper à soi-même, ou ingratitude.
La guérison n'est pas la sortie hors de ces limites, mais la modification qu'elle implique indique là aussi que cette sortie est possible. L'être immortel, qu'il soit atome ou dieu, ne saurait jamais changer ses parties.
On peut d'ailleurs déduire de ce principe ce que posera Spinoza à partir d'un raisonnement très analogue : la mort n'est pas à proprement parler la cessation des fonctions vitales, mais la disparition d'un certain rapport de mouvement et de repos qui définissait cet être-là. On peut donc mourir de son vivant, en quelque sorte...
Et c'est ainsi que par « double réfutation », les partisans de l'immortalité sont acculés. Là encore, c'est sans doute le platonisme qui est visé, à travers le paradigme classique de la médecine de l'âme.
Et quoniam mentem sanari corpus ut aegrum
Cernimus et flecti medicina posse uidemus,
Id quoque praesagit mortalem uiuere mentem.
Addere enim partis aut ordine traiecere aecumst
Aut aliquid prosum de summa detrahere hilum,
Commutare animum qui cumque adoritur et infit
Aut aliam quamuis naturam flectere quaerit.
At neque transferri sibi partis nec tribui uult
Inmortale quod est quicquam neque defluere hilum ;
Nam quodcumque suis mutatum finibus exit,
Continuo hoc mors est illius quod fuit ante.
Ergo animus siue aegrescit, mortalia signa
Mittit, uti docui, seu flectitur a medicina.
Vsque adeo falsae rationi uera uidetur
Res occurrere et effugium praecludere eunti
Ancipitique refutatu conuincere falsum.
Et puisque nous voyons que, tel un corps malade,
L'esprit se soigne et peut plier par médecine,
Cela présage aussi de sa mortalité.
Car il faut adjoindre ou déplacer des parties,
Ou bien soustraire un tant soit peu de leur ensemble,
Dès lors qu'on entreprend de transformer l'esprit
Ou de changer le pli de quelque autre nature.
Mais tout être immortel ne veut ni transposer,
Ni rajouter ni perdre en rien de ses parties.
Car pour tout ce qui change et sort de ses limites,
Aussitôt c'est la mort de l'être qu'il était.
À ces deux signes donc, on sait l'esprit mortel,
Qu'il soit malade ou bien plié par médecine.
Tant la fausse raison vient se heurter au vrai,
Qui l'empêche de fuir en lui barrant la route
Et la convainc d'erreur par double contredit.
Le nerf de l'argument ici est la lenteur du processus létal qui gagne progressivement le corps – et l'âme, puisque la vie s'en retire au même rythme : elle meurt donc par étapes. C'est bien de l'anima, principe de vie et de sensibilité, qu'il s'agit ici, non de l'animus. Lucrèce ne confond donc nullement les deux substances, même si, par ailleurs, en raison de leur connexion, les conclusions concernant l'un s'appliquent à l'autre.
La preuve en est que l'objection consiste justement à vouloir rabattre l'anima diffuse dans le corps sur l'animus concentré en un lieu : on suppose que l'âme, au fur et à mesure que le corps meurt partie par partie, se retire en un lieu où elle se concentre.
La réponse fait valoir la fonction de l'âme : le sensus (537), s'il se concentrait en un locus précis (536), rendrait ce lieu plus sensible. Or ce n'est pas le cas. Donc l'objection ne vaut pas.
Enfin, même si l'âme se concentrait quelque part (concession), ce serait pour s'y engourdir, non pour s'y concentrer. donc ce serait une autre façon de mourir.
Denique saepe hominem paulatim cernimus ire
Et membratim uitalem deperdere sensum ;
In pedibus primum digitos liuescere et unguis,
Inde pedes et crura mori, post inde per artus
Ire alios tractim gelidi uestigia leti.
Scinditur atqui animae haec quoniam natura nec uno
Tempore sincera existit, mortalis habendast.
Quod si forte putas ipsam se posse per artus
Introsum trahere et partis conducere in unum
Atque ideo cunctis sensum diducere membris,
At locus ille tamen, quo copia tanta animai
Cogitur, in sensu debet maiore uideri ;
Qui quoniam nusquamst, nimirum, ut diximus ante,
Dilaniata foras dispergitur, interit ergo.
Quin etiam si iam libeat concedere falsum
Et dare posse animam glomerari in corpore eorum,
Lumina qui lincunt moribundi particulatim,
Mortalem tamen esse animam fateare necesse
Nec refert utrum pereat dispersa per auras
An contracta suis e partibus obbrutescat,
Quando hominem totum magis ac magis undique sensus
Deficit et uitae minus et minus undique restat.
Enfin souvent l'on voit un homme peu à peu
Partir, perdre le sens vital membre après membre ;
Aux pieds d'abord on voit blémir ongles et doigts,
Puis mourir les pieds, les jambes, puis, pas à pas,
Venir la froide mort vers le reste des membres.
Puisque l'âme se scinde et ne s'évade pas
Tout entière d'un coup, c'est bien qu'elle est mortelle.
Si tu la crois pouvoir s'enfoncer elle-même
Dans le corps, concentrer en un point ses parties
Afin d'ôter le sens à l'ensemble des membres,
Alors cet endroit où telle abondance d'âme
Se rassemble, devrait se montrer plus sensible ;
Puisqu'il n'est nulle part, c'est qu'assurément l'âme
Se déchire et dissipe au dehors, et donc, meurt.
Quand bien même on voudrait bien admettre le faux,
Et que l'âme se peut condenser dans le corps
De ceux qui pièce à pièce abandonnent le jour,
Il faudrait avouer encor l'âme mortelle :
Qu'importe qu'elle meure à tous vents dispersée,
Ou s'engourdisse contractée en ses parties,
Quand l'homme entier partout manque de plus en plus
Du sens, en conservant de moins en moins de vie.
Toute vie est sensible : puisque les organes sensitifs ne sentent pas séparément, ils ne peuvent non plus exister séparément. Hors de la vie, les organes n'existent plus en tant que sensitifs : ils se décomposent en leurs éléments.
Rappelons aussi que de la Mens dépendent les délibérations et décisions.
Et quoniam mens est hominis pars una locoque
Fixa manet certo, uel ut aures atque oculi sunt
Atque alii sensus qui uitam cumque gubernant,
Et uel uti manus atque oculus naresue seorsum
Secreta ab nobis nequeunt sentire neque esse,
Sed tamen in paruo liquontur tempore tabe,
Sic animus per se non quit sine corpore et ipso
Esse homine, illius quasi quod uas esse uidetur,
Siue aliud quid uis potius coniunctius ei
Fingere, quandoquidem conexu corpus adhaeret.
Denique corporis atque animi uiuata potestas
Inter se coniuncta ualent uitaque fruuntur ;
Nec sine corpore enim uitalis edere motus
Sola potest animi per se natura nec autem
Cassum anima corpus durare et sensibus uti.
Scilicet auolsus radicibus ut nequit ullam
Dispicere ipse oculus rem seorsum corpore toto,
Sic anima atque animus per se nil posse uidetur.
Nimirum quia [per] uenas et uiscera mixtim,
Per neruos atque ossa tenentur corpore ab omni
Nec magnis interuallis primordia possunt
Libera dissultare, ideo conclusa mouentur
Sensiferos motus, quos extra corpus in auras
Aeris haut possunt post mortem eiecta moueri
Propterea quia non simili ratione tenentur ;
Corpus enim atque animans erit aer, si cohibere
Sese anima atque in eo poterit concludere motus,
Quos ante in neruis et in ipso corpore agebat.
Quare etiam atque etiam resoluto corporis omni
Tegmine et eiectis extra uitalibus auris
Dissolui sensus animi fateare necessest
Atque animam, quoniam coniunctast causa duobus.
Denique cum corpus nequeat perferre animai
Discidium, quin in taetro tabescat odore,
Quid dubitas quin ex imo penitusque coorta
Emanarit uti fumus diffusa animae uis,
Atque ideo tanta mutatum putre ruina
Conciderit corpus, penitus quia mota loco sunt
Fundamenta foras manante anima usque per artus
Perque uiarum omnis flexus, in corpore qui sunt,
Atque foramina ? Multimodis ut noscere possis
Dispertitam animae naturam exisse per artus
Et prius esse sibi distractam corpore in ipso,
Quam prolapsa foras enaret in aeris auras.
Quin etiam finis dum uitae uertitur intra,
Saepe aliqua tamen e causa labefacta uidetur
Ire anima ac toto solui de corpore [uelle]
Et quasi supremo languescere tempore uoltus
Molliaque exsangui cadere omnia [corpore] membra.
Quod genus est, animo male factum cum perhibetur
Aut animam liquisse* ; ubi iam trepidatur et omnes
Extremum cupiunt uitae reprehendere uinclum ;
Conquassatur enim tum mens animaeque potestas
Omnis et haec ipso cum corpore conlabefiunt,
Vt grauior paulo possit dissoluere causa.
Quid dubitas tandem quin extra prodita corpus
Inbecilla foras in aperto, tegmine dempto,
Non modo non omnem possit durare per aeuom,
Sed minimum quoduis nequeat consistere tempus ?
Nec sibi enim quisquam moriens sentire uidetur
Ire foras animam incolumem de corpore toto,
Nec prius ad iugulum et supera succedere fauces,
Verum deficere in certa regione locatam ;
Vt sensus alios in parti quemque sua scit
Dissolui. Quod si inmortalis nostra foret mens,
Non tam se moriens dissolui conquereretur,
Sed magis ire foras uestemque relinquere, ut anguis.
Denique cur animi numquam mens consiliumque
Gignitur in capite aut pedibus manibusue, sed unis
Sedibus et certis regionibus omnibus haeret,
Si non certa loca ad nascendum reddita cuique
Sunt, et ubi quicquid possit durare creatum
Atque ita multimodis partitis artubus esse,
Membrorum ut numquam existat praeposterus ordo ?
Vsque adeo sequitur res rem, neque flamma creari
Fluminibus solita est neque in igni gignier algor.
Praeterea si inmortalis natura animaist
Et sentire potest secreta a corpore nostro,
Quinque, ut opinor, eam faciundum est sensibus auctam.
Nec ratione alia nosmet proponere nobis
Possumus infernas animas Acherunte uagari.
Pictores itaque et scriptorum saecla priora
Sic animas introduxerunt sensibus auctas.
At neque sorsum oculi neque nares nec manus ipsa
Esse potest animae neque sorsum lingua neque aures ;
Haud igitur per se possunt sentire neque esse.
Et puisque la pensée est une part de l'homme,
En certain lieu fixée, à l'instar des oreilles,
Des yeux et tous les sens qui gouvernent la vie ;
Et que la main, les yeux, le nez ne peuvent seuls,
Séparément de nous, sentir ni exister,
Mais qu'ils se liquéfient bien vite en pourriture,
Ainsi l'esprit ne peut vivre par soi, sans corps
Et sans l'homme lui-même ; et ce corps en est comme
Son vase, ou ce qu'on veut de plus conjoint encore,
Puisqu'il adhère étroitement à son tissu.
Et leur conjonction donne aux vivants pouvoirs
De l'esprit et du corps la vigueur et la vie ;
Car l'esprit sans le corps, par sa seule nature,
Ne peut par soi causer les mouvements vitaux
Ni l'âme sans le corps perdurer ni sentir.
De même qu'arraché de ses racines, l'œil,
Hors du reste du corps, ne peut rien distinguer,
Ainsi l'âme et l'esprit ne peuvent rien par soi.
C'est bien sûr que mêlés aux veines, chairs, nerfs, os,
Ils sont tenus par tout le corps, et leurs atomes
Ne peuvent librement à de grands intervalles
S'écarter ; ainsi donc enfermés, ils émeuvent
Les mouvements sensifères que hors du corps
Dans l'air, ils ne pourront produire après la mort,
Puisqu'ils ne seront plus pareillement tenus ;
Car l'air se fera corps, corps animé, si l'âme
Peut en lui s'enfermer, elle et les mouvements
Qu'elle opérait avant dans les nerfs et le corps.
Donc, encore une fois, quand la coque du corps
Se disloque, et que les souffles vitaux expirent,
Il faut bien avouer que le sens de l'esprit
Se dissout ; l'âme aussi, leur cause étant conjointe.
Enfin comme le corps ne peut souffrir de l'âme
Le départ sans pourrir parmi les puanteurs,
Comment douter que l'âme, émanant du tréfonds,
Ne se soit dispersée ainsi qu'une fumée ?
Et si le corps pourri cède à tant de ruine,
C'est que ses fondements ont bougé sur leurs bases
Lorsque l'âme au dehors s'écoulait par les membres
Et par tous les canaux et méandres du corps.
Aussi peux-tu savoir de multiples manières
Que l'âme se partage en s'arrachant aux membres,
Et qu'elle était déjà dans le corps déchirée
Avant de s'effacer dans les souffles de l'air.
Et même, sans franchir les bornes de la vie,
Souvent par quelque cause on voit l'âme effondrée
[Vouloir] partir, de tout le corps se retirer :
Et les traits s'alanguir comme à l'instant suprême,
Tous les membres mollis tomber du corps exsangue.
Quand par exemple on a, comme on dit, un malaise,
Ou qu'on perd connaissance*, et que tous se démènent
Pour ressaisir le fil extrême de la vie :
Car telle est la secousse en tout l'âme et l'esprit,
Entraînés dans la chute avec le corps lui-même,
Que le moindre aggravement les pourrait dissoudre.
Comment douter enfin que chassée hors du corps,
Si faible, à ciel ouvert, et sans protection,
L'âme ne soit inapte à durer, non pas même
Toute l'éternité, mais le temps le plus court ?
Car jamais un mourant, de fait, ne sent son âme
Sortir tout d'une pièce hors du corps tout entier,
En remontant d'abord la gorge et le gosier ;
Mais il la sent manquer dans l'endroit qu'elle occupe,
Comme il sait qu'en son lieu chacun des autres sens
Se dissout. Notre esprit, s'il était immortel,
Se plaindrait, non pas de se dissoudre en mourant,
Mais de sortir sans robe, à l'instar d'un serpent.
Enfin pourquoi jamais le conseil de l'esprit
Ne naît-il dans la tête, ou les pieds, ou les mains,
Mais reste-t-il fixé chez tous en certains sièges,
S'il n'est pour toute chose un certain lieu pour naître,
Où pouvoir subsister après qu'elle est créée,
Pour qu'ainsi répartis les organes et membres
Jamais ne voient leur ordonnance intervertie ?
Tant l'effet suit la cause, et jamais ne s'engendre
La flamme dans le fleuve ou le froid dans le feu.
En outre si l'âme est de nature immortelle,
Et qu'elle peut sentir à part de notre corps,
Des cinq sens il faudra je pense la doter.
Impossible autrement de nous représenter
Errant dans l'Achéron les âmes infernales.
C'est pourquoi les auteurs antiques et les peintres
Les dotèrent de sens pour les représenter.
Mais l'âme ne saurait avoir séparément
Ni yeux ni nez ni main ni langue ni oreilles ;
Et donc ne peut par soi sentir ni exister.
* Il est difficile de rendre ces formules qui font intervenir l'animus et l'anima.
On montre ici que l'âme, comme le corps, se divise puisqu'elle continue d'animer – pendant quelques instants du moins, avant de s'évaporer – les parties du corps coupées en tronçons. Âmes sensibles s'abstenir.
Et quoniam toto sentimus corpore inesse
Vitalem sensum et totum esse animale uidemus,
Si subito medium celeri praeciderit ictu
Vis aliqua, ut sorsum partem secernat utramque,
Dispertita procul dubio quoque uis animai
Et discissa simul cum corpore dissicietur.
At quod scinditur et partis discedit in ullas,
Scilicet aeternam sibi naturam abnuit esse.
Falciferos memorant currus abscidere membra
Saepe ita de subito permixta caede calentis,
Vt tremere in terra uideatur ab artubus id quod
Decidit abscisum, cum mens tamen atque hominis uis
Mobilitate mali non quit sentire dolorem ;
Et simul in pugnae studio quod dedita mens est,
Corpore relicuo pugnam caedesque petessit,
Nec tenet amissam laeuam cum tegmine saepe
Inter equos abstraxe rotas falcesque rapaces,
Nec cecidisse alius dextram, cum scandit et instat.
Inde alius conatur adempto surgere crure,
Cum digitos agitat propter moribundus humi pes.
Et caput abscisum calido uiuenteque trunco
Seruat humi uoltum uitalem oculosque patentis,
Donec relliquias animai reddidit omnes.
Quin etiam tibi si, lingua uibrante, minanti
Serpentis cauda e procero corpore, utrumque
Sit libitum in multas partis discidere ferro,
Omnia iam sorsum cernes ancisa recenti
Volnere tortari et terram conspargere tabo,
Ipsam seque retro partem petere ore priorem,
Volneris ardenti ut morsu premat icta dolore.
Omnibus esse igitur totas dicemus in illis
Particulis animas ? At ea ratione sequetur
Vnam animantem animas habuisse in corpore multas.
Ergo diuisast ea quae fuit una simul cum
Corpore ; quapropter mortale utrumque putandumst,
In multas quoniam partis disciditur aeque.
Et puisque nous sentons tout le corps habité
D'un sens vital, et le voyons tout animé,
Si soudain quelque force en son milieu le tranche
D'un coup rapide et le sépare en deux tronçons,
Sans aucun doute l'âme, elle aussi mise en pièces,
Ensemble avec le corps sera fendue en deux.
Or ce qui se scinde et se dissipe en parties
Dénie évidemment sa nature éternelle.
Les chars armés de faulx, tout fumants du carnage,
Souvent tranchent, dit-on, si promptement les membres
Que l'on voit palpiter à terre le segment
Tombé du tronc sans que l'esprit, le vif de l'homme,
Ressente la douleur, tant le mal est subit.
En même temps l'esprit, tout entier au combat,
Avec le corps restant se rue à la tuerie,
Sans saisir qu'il n'a plus bouclier ni main gauche,
Fauchés sous les chevaux par de voraces roues,
Ou tel autre assaillant qu'il n'a plus de main droite.
L'autre cherche à surgir sur sa jambe arrachée,
Auprès d'un pied mourant dont les orteils remuent.
Et d'un tronc vif et chaud une tête coupée
Conserve au sol ses traits vivants, les yeux ouverts,
Tant qu'il n'a pas rendu tous les restes de l'âme.
Bien plus, si ce serpent qui siffle et te menace
De son long corps dressé sur sa queue, il te plaît
De le trancher avec ton fer en plusieurs parts,
Tu pourras voir chacun de ces fragments tout frais
Se tordre en aspergeant la terre de son pus,
Et la partie avant se retourner sur soi
Pour se mordre elle-même, en sa douleur cuisante.
Dirons-nous donc qu'il est en chaque particule
Une âme entière ? Mais, à ce compte il suivra
Qu'un seul vivant avait dans son corps plusieurs âmes.
Donc, celle qui fut une avec lui s'est scindée ;
Aussi faut-il penser l'un et l'autre mortels,
Puisqu'en autant de parts tous deux sont divisés.
Ces deux exemples martiaux et sanglants concluent la partie sur la mortalité de l'âme. Tandis que le soldat dans le feu de l'action ne sent pas sa main coupée qui continue de vivre un instant, le serpent lui, ressent la douleur car il s'est vu menacé. Mais dans les deux cas, le membre coupé devient étranger au sujet, qui peut même se retourner contre lui, ce qui annonce le thème final du chant III : le sujet divisé et retourné contre lui-même par oubli de soi.
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