E tenebris tantis tam clarum extollere lumen
Qui primus potuisti inlustrans commoda uitae,
Te sequor, o Graiae gentis decus, inque tuis nunc
Ficta pedum pono pressis uestigia signis,
Non ita certandi cupidus quam propter amorem
Quod te imitari aueo ; quid enim contendat hirundo
Cycnis, aut quidnam tremulis facere artubus haedi
Consimile in cursu possint et fortis equi uis ?
Tu, pater, es rerum inuentor, tu patria nobis
Suppeditas praecepta, tuisque ex, inclute, chartis,
Floriferis ut apes in saltibus omnia libant,
Omnia nos itidem depascimur aurea dicta,
Aurea, perpetua semper dignissima uita.
Nam simul ac ratio tua coepit uociferari
Naturam rerum diuina mente coortam
Diffugiunt animi terrores, moenia mundi
Discedunt. Totum uideo per inane geri res.
Apparet diuum numen sedesque quietae,
Quas neque concutiunt uenti nec nubila nimbis
Aspergunt neque nix acri concreta pruina
Cana cadens uiolat semper[que] innubilus aether
Integit et large diffuso lumine ridet :
Omnia suppeditat porro natura neque ulla
Res animi pacem delibat tempore in ullo.
At contra nusquam apparent Acherusia templa,
Nec tellus obstat quin omnia dispiciantur,
Sub pedibus quae cumque infra per inane geruntur.
His ibi me rebus quaedam diuina uoluptas
Percipit atque horror, quod sic natura tua ui
Tam manifesta patens ex omni parte retecta est.
Toi qui fis le premier, de si grandes ténèbres,
Jaillir tant de clarté sur les biens de la vie,
Je marche sur tes pas, héros du peuple grec,
Et j'applique à présent mes pieds sur tes empreintes ;
Non pas tant par désir de lutter avec toi,
Que par amour voulant t'imiter : sur les cygnes,
Que prétend l'hirondelle, et le chevreau tremblant
Peut-il se mesurer aux forces du cheval ?
Toi, Père, es l'inventeur ; de paternels préceptes
C'est toi qui nous pourvois ; à tes glorieux textes,
Comme aux vallons en fleurs l'abeille goûte à tout,
Nous butinons toutes paroles d'or, oui, d'or,
Les plus dignes toujours de vivre à tout jamais.
Car, dès que ta raison commence à proclamer,
Fruit d'un divin penser, la nature des choses,
Les terreurs fuient l'esprit, les murs du monde cèdent.
Je vois ce qui se passe à travers tout le vide.
Apparaissent les dieux et leur paisible siège,
Que ne battent les vents ni n'arrosent les pluies,
Ni ne flétrit la chute âpre et blanche des neiges,
Mais que toujours protège un éther sans nuage
Qui verse largement sa riante lumière :
La nature pourvoit en abondance à tout,
Et jamais de l'esprit rien n'entame la paix.
Alors que nulle part n'apparaît l'Achéron,
Le sol n'empêchant plus de voir distinctement
Tout ce qui sous nos pieds se passe dans le vide :
Lors me prend certain plaisir divin et frisson,
D'ainsi voir la nature à ta force rendue
Avec tant d'évidence, en toutes ses parties !
Et quoniam docui, cunctarum exordia rerum
Qualia sint et quam uariis distantia formis
Sponte sua uolitent aeterno percita motu,
Quoue modo possint res ex his quaeque creari,
Hasce secundum res animi natura uidetur
Atque animae claranda meis iam uersibus esse
Et metus ille foras praeceps Acheruntis agendus,
Funditus humanam qui uitam turbat ab imo
Omnia suffundens mortis nigrore neque ullam
Esse uoluptatem liquidam puramque relinquit.
Nam quod saepe homines morbos magis esse timendos
Infamemque ferunt uitam quam Tartara leti
Et se scire animi naturam sanguinis esse,
Aut etiam uenti, si fert ita forte uoluntas,
Nec prorsum quicquam nostrae rationis egere,
Hinc licet aduertas animum magis omnia laudis
Iactari causa quam quod res ipsa probetur.
Extorres idem patria longeque fugati
Conspectu ex hominum, foedati crimine turpi,
Omnibus aerumnis adfecti denique uiuont,
Et quocumque tamen miseri uenere parentant
Et nigras mactant pecudes et manibus diuis
Inferias mittunt multoque in rebus acerbis
Acrius aduertunt animos ad religionem.
Quo magis in dubiis hominem spectare periclis
Conuenit aduersisque in rebus noscere qui sit ;
Nam uerae uoces tum demum pectore ab imo
Eliciuntur [et] eripitur persona, manet res.
Denique auarities et honorum caeca cupido,
Quae miseros homines cogunt transcendere fines
Iuris et interdum socios scelerum atque ministros
Noctes atque dies niti praestante labore
Ad summas emergere opes, haec uulnera uitae
Non minimam partem mortis formidine aluntur.
Turpis enim ferme contemptus et acris egestas
Semota ab dulci uita stabilique uidetur
Et quasi iam leti portas cunctarier ante ;
Vnde homines dum se falso terrore coacti
Effugisse uolunt longe longeque remosse,
Sanguine ciuili rem conflant diuitiasque
Conduplicant auidi, caedem caede accumulantes,
Crudeles gaudent in tristi funere fratris
Et consanguineum mensas odere timentque.
Consimili ratione ab eodem saepe timore
Macerat inuidia ante oculos illum esse potentem,
Illum aspectari, claro qui incedit honore,
Ipsi se in tenebris uolui caenoque queruntur.
Intereunt partim statuarum et nominis ergo.
Et saepe usque adeo, mortis formidine, uitae
Percipit humanos odium lucisque uidendae,
Vt sibi consciscant maerenti pectore letum
Obliti fontem curarum hunc esse timorem :
Hunc uexare pudorem, hunc uincula amicitiai
Rumpere et in summa pietatem euertere suasu :
Nam iam saepe homines patriam carosque parentis
Prodiderunt uitare Acherusia templa petentes.
Nam ueluti pueri trepidant atque omnia caecis
In tenebris metuunt, sic nos in luce timemus
Interdum nihilo quae sunt metuenda magis quam
Quae pueri in tenebris pauitant finguntque futura.
Hunc igitur terrorem animi tenebrasque necessest
Non radii solis neque lucida tela diei
Discutiant, sed naturae species ratioque.
Et puisque j'ai montré ce que sont les atomes
Dont l'univers est fait, leurs formes si diverses,
L'éternel mouvement de leur vol spontané,
Et comment chaque chose en peut être créée,
Il faut, suivant cela, par mes vers éclairer
La nature à présent de l'âme et de l'esprit,
Et culbuter dehors la peur de l'Achéron,
Qui jusqu'en son tréfonds trouble la vie humaine,
Faisant sourdre sur tout la noirceur de la mort,
Et qui ne laisse aucun plaisir limpide et pur.
Car souvent on prétend qu'opprobre et maladies
Sont plus à redouter que le mortel Tartare,
Et qu'on sait que l'esprit est composé de sang,
Ou bien encor de vent, au gré des volontés,
Et qu'on n'a nul besoin de nos raisonnements.
Mais tu peux constater que c'est plus par jactance
Qu'ils disent tout cela, que par réelle épreuve :
Les mêmes, quand ils sont chassés de leur patrie,
Bannis loin des regards, couverts d'ignominie,
Atteints de tous les maux, ils continuent de vivre !
Où qu'ils traînent leur mal, ils sacrifient aux morts,
Saignent des troupeaux noirs, et portent aux dieux mânes
Leur tribut infernal ; plus amer est leur sort,
Plus âpre est leur ferveur pour la religion.
C'est donc dans les dangers qu'il faut contempler l'homme,
Et dans l'adversité qu'il sied de le connaître :
Car c'est là que la voix véritable s'échappe
Du fond du cœur ; le masque arraché, reste l'être.
Et l'aveugle désir de richesse et d'honneurs,
Poussant les malheureux à transgresser le droit
Et parfois serviteurs et complices du crime,
À tâcher nuit et jour d'atteindre à l'opulence
Par d'intenses labeurs : ces plaies de la vie,
C'est la peur de la mort qui surtout les nourrit.
Car l'infâme mépris et l'âpre pauvreté
Paraissent éloignés de douce et stable vie,
Et déjà balancer aux portes de la mort ;
Et les hommes, poussés par leur vaine terreur,
Voudraient s'enfuir au loin, au loin les écarter :
Ils gonflent leur fortune au sang des citoyens,
Redoublent leur richesse en entassant les meurtres,
Et se plaisent cruels au triste deuil d'un frère,
Haïssant et craignant la table de leurs proches.
C'est de même souvent par cette même crainte
Que les ronge l'envie, en voyant sous leurs yeux
Celui-ci tout puissant, celui-là honoré,
Quand ils geignent d'aller dans la fange et dans l'ombre.
Ils périssent parfois d'un nom et de statues.
Et souvent, dans l'effroi de la mort, tant de haine
S'empare des humains pour la vie et le jour
Qu'ils se donnent la mort, le cœur plein de tristesse,
Oubliant que la source en est dans cette peur,
Qui brusque la pudeur, qui brise l'amitié,
Et mène en somme à subvertir la piété.
Car pour fuir l'Achéron déjà souvent les hommes
Ont trahi leur patrie et leurs parents chéris.
Car tels les enfants qui tremblent dans les ténèbres,
Craignant tout, nous de même avons peur en plein jour,
Quelquefois, de ce qui n'est en rien plus à craindre
Que ce que dans la nuit ils forgent et redoutent.
Chassons donc de l'esprit ces terreurs et ténèbres,
Non par les traits du jour et les rais du soleil,
Mais par l'aspect de la nature et sa raison.
Aux vers 43-44, l'âme faite de sang correspond à la théorie d'Empédocle ; celle faite de vent provient de Diogène d'Apollonie et d'Anaximène.
La thèse de l'âme harmonie, que l'on connaît surtout par le Phédon (85b-86d et 92a-95a) où elle est énoncée par Simmias, consiste à réduire l'âme à un simple rapport entre les parties du corps, un équilibre des contraires ; par conséquent, elle n'est pas corporelle, mais en même temps, elle disparaît avec le corps, elle n'est pas un être à soi seul. Dans cette doctrine, l'âme n'a donc pas de lieu spécifique, ni de texture corporelle propre. Lucrèce montre donc que l'esprit est bien quelque chose de spécifique puisque l'on peut être joyeux en esprit tout en souffrant dans le corps, ou inversement ; d'autre part, le rêve montre que l'esprit s'agite quand le corps est inerte. Ensuite, concernant l'âme, il montre que l'on peut perdre une grande part du corps tout en conservant le principe vital : l'âme n'est donc pas harmonie du tout ; enfin, la mort se manifeste par la perte d'une petite partie – le souffle. Il faut donc analyser la texture de cette chose spécifique qu'est l'âme ; c'est l'objet des vers 176-322. La référence à la poitrine suit la méthode épicurienne, l'appel à l'expérience. Par expérience, nous savons que les sentiments se manifestent premièrement là. Ce ne sont pas les effets qui comptent (comme une rougeur sur la figure).
Primum animum dico, mentem quem saepe uocamus,
In quo consilium uitae regimenque locatum est,
Esse hominis partem nihilo minus ac manus et pes
Atque oculei partes animantis totius extant.
***lacune***
Sensum animi certa non esse in parte locatum,
Verum habitum quendam uitalem corporis esse,
Harmoniam Grai quam dicunt, quod faciat nos
Viuere cum sensu, nulla cum in parte siet mens ;
Ut bona saepe ualetudo cum dicitur esse
Corporis, et non est tamen haec pars ulla ualentis,
Sic animi sensum non certa parte reponunt ;
Magno opere in quo mi diuersi errare uidentur.
Saepe itaque, in promptu corpus quod cernitur, aegret,
Cum tamen ex alia laetamur parte latenti ;
Et retro fit ubi contra sit saepe uicissim,
Cum miser ex animo laetatur corpore toto ;
Non alio pacto quam si, pes cum dolet aegri,
In nullo caput interea sit forte dolore.
Praeterea molli cum somno dedita membra
Effusumque iacet sine sensu corpus honustum,
Est aliud tamen in nobis quod tempore in illo
Multimodis agitatur et omnis accipit in se
Laetitiae motus et curas cordis inanis.
Nunc animam quoque ut in membris cognoscere possis
Esse neque harmonia corpus sentire solere,
Principio fit uti detracto corpore multo
Saepe tamen nobis in membris uita moretur.
Atque eadem rursum, cum corpora pauca caloris
Diffugere forasque per os est editus aer,
Deserit extemplo uenas atque ossa relinquit ;
Noscere ut hinc possis non aequas omnia partis
Corpora habere neque ex aequo fulcire salutem,
Sed magis haec uenti quae sunt calidique uaporis
Semina, curare in membris ut uita moretur.
Est igitur calor ac uentus uitalis in ipso
Corpore, qui nobis moribundos deserit artus.
Quapropter quoniam est animi natura reperta
Atque animae quasi pars hominis, redde harmoniai
Nomen, ad organicos alto delatum Heliconi,
Siue aliunde ipsi porro traxere et in illam
Transtulerunt, proprio quae tum res nomine egebat.
Quidquid [id] est, habeant : tu cetera percipe dicta.
D'abord, dis-je, l'esprit, qu'on nomme aussi pensée,
Où sont logés conseil et conduite de vie,
Est une part de l'homme autant que font partie
Du vivant tout entier les mains, les pieds, les yeux.
[Certains cependant disent]
Que le sens de l'esprit n'a pas de siège propre,
Mais qu'il est un certain état vital du corps,
Dit des Grecs harmonie, et qui fait que la vie
Est sensible, bien que l'esprit n'ait aucun lieu.
Comme on dit que le corps possède la santé
Qui cependant n'occupe en lui nulle partie,
L'esprit n'occuperait non plus de lieu précis ;
En quoi, me semble-t-il, leur erreur est très grande.
Ainsi, souvent le corps que l'on voit est malade,
Quand nous sommes joyeux d'une autre part cachée ;
Et l'inverse en retour arrive aussi souvent,
Quand malheureux d'esprit, tout le corps est joyeux ;
De même qu'un malade a le pied douloureux
Sans pourtant qu'à la tête il souffre aucunement.
Et lorsqu'au doux sommeil nos membres s'abandonnent,
Et que notre corps gît, insensible et pesant,
En ce même moment quelque autre chose en nous
Diversement s'agite, et recueille en soi tous
Les vains soucis du cœur et les transports de joie.
Sache à présent que l'âme est aussi dans les membres
Et que le corps sentant se passe d'harmonie :
D'abord, souvent l'on voit un corps très mutilé
Qui malgré tout conserve en ses membres la vie.
Et cette même vie, à rebours, quand s'échappent
Quelques corps de chaleur et de l'air par la bouche,
Déserte sur le champ les veines et les os ;
Ce qui te montre bien que tous les corps n'ont pas
Une égale partie en notre sauvegarde,
Mais que ce sont plutôt les semences de vent
Et de chaude vapeur qui maintiennent la vie.
Chaleur et vent vitaux sont donc dans le corps même,
Puisque lors de la mort ils désertent les membres.
Ainsi, l'âme et l'esprit faisant comme partie
De l'homme, défais-toi de ce nom d'harmonie,
Dont le haut Hélicon fit don aux musiciens,
À moins qu'ils ne l'aient pris d'ailleurs pour l'appliquer
À ce qui n'avait pas encor de nom ; qu'importe,
Qu'ils le gardent, et toi, perçois bien ce qui suit.
Ce passage montre l'autonomie de l'esprit par rapport aux tourments du corps et de l'âme, sur laquelle est fondée l'autonomie du sage, capable de se sauvegarder un compartiment de jouissance au cœur des plus grandes douleurs, par exemple dans le taureau de Phalaris (cf. Cicéron, De Finibus). Si les tourments de l'esprit peuvent agir sur l'âme et par là sur le corps, l'inverse doit aussi être vrai. Lucrèce ne se contente donc pas ici de donner une preuve parmi d'autres de la connexion entre les trois instances qui nous composent ; il pose aussi le principe de l'éthique épicurienne, qui est dans son genre une véritable ascèse, un quasi-fakirisme. D'où, aussi, cette fameuse Lettre à Idoménée
Cette distinction de l'âme et de l'esprit est par exemple attestée par Aétius (IV, 4, 6), distinguant la partie rationnelle de l'âme dans la poitrine, et la partie irrationnelle disséminée dans le reste du corps. Ce qui me semble à souligner cependant, c'est que cette partie « rationnelle », Lucrèce la caractérise par son affectivité : crainte, peur, angoisse, et inversement la joie caressante.
Il passe tout naturellement de l'esprit comme consilium et mens aux affects de crainte et de joie, dont la localisation dans la poitrine permettent de localiser aussi la fonction réflexive et délibérative, alors que d'ordinaire, on situe plutôt cette dernière dans la tête. Curieusement, il fait justement référence à la tête comme lieu du commandement : caput esse quasi. Mais c'est une simple comparaison corporelle. Ce faisant, il reprend mot pour mot la thèse épicurienne attestée par une scolie de la lettre à Hérodote, 66 : « il existe une partie de l'âme, privée de raison, qui est répandue dans le reste du corps, une partie douée de raison dans la poitrine, comme on le voit clairement par les craintes et les joies. » C'est dire que l'activité réflexive s'ancre dans les émotions dont elle n'est que la continuation, il n'y a pas à distinguer l'âme réflexive de l'âme irascible ou appétitive comme chez Platon.
Enfin, formant « une seule nature », il n'y a pas à distinguer radicalement anima et animus, sinon par leur fonction, qui répondent à des localisations bien marquées : dissita pour l'anima, haeret pour l'animus.
De fait, je ne sais pas si c'est votre cas, mais il m'arrive d'éprouver ce genre de sentiment, précisément en plein milieu de la poitrine, alors que le reste du corps ne sent rien. Parfois des angoisses dont la raison m'est inconnue, mais aussi des joies grâce à la philosophie, bien sûr. Toute l'éthique, mais aussi toute une part de la canonique est liée à cela. La raison peut fonctionner à part des sens, et se mettre à délirer. Il faudra donc savoir isoler les joies ou les peurs de l'esprit lorsque le corps souffre ; mais aussi mettre en relation les jugements de l'esprit avec les données sensibles, faute de tomber dans les délires du rêve et du rêve éveillé... Car le délire n'est pas un sommeil de la raison, mais plutôt une raison qui veille quand le corps dort et que l'âme s'est évacuée (IV, 907-1036).
Nunc animum atque animam dico coniuncta teneri
Inter se atque unam naturam conficere ex se,
Sed caput esse quasi et dominari in corpore toto
Consilium, quod nos animum mentemque uocamus ;
Idque situm media regione in pectoris haeret.
Hic exultat enim pauor ac metus, haec loca circum
Laetitiae mulcent : hic ergo mens animusquest.
Cetera pars animae per totum dissita corpus
Paret et ad numen mentis momenque mouetur.
Idque sibi solum per se sapit et sibi gaudet,
Cum neque res animam neque corpus commouet una.
Et quasi, cum caput aut oculus temptante dolore
Laeditur in nobis, non omni concruciamur
Corpore, sic animus nonnumquam laeditur ipse
Laetitiaque uiget, cum cetera pars animai
Per membra atque artus nulla nouitate cietur ;
Verum ubi uementi magis est commota metu mens,
Consentire animam totam per membra uidemus
Sudoresque ita palloremque existere toto
Corpore et infringi linguam uocemque aboriri,
Caligare oculos, sonere auris, succidere artus,
Denique concidere ex animi terrore uidemus
Saepe homines ; facile ut quiuis hinc noscere possit
Esse animam cum animo coniunctam, quae cum animi ui
Percussast, exim corpus propellit et icit.
J'affirme à présent que l'âme et l'esprit se tiennent
Conjoints entre eux, formant une seule nature ;
Mais le conseil que nous nommons esprit, pensée,
En est comme la tête et règne en tout le corps.
Il est fixé dans le milieu de la poitrine ;
Car c'est là que la peur et la crainte tressaillent,
Là que vibre la joie ; et donc là qu'est l'esprit.
Ce qui reste de l'âme, épars en tout le corps,
Obéit, se mouvant au gré de la pensée.
Lui seul juge par soi, se réjouit en soi,
Alors même que rien n'émeut le corps ni l'âme.
De même que la tête ou l'œil endoloris
Souffrent parfois en nous sans que le corps entier
Soit mis à la torture, ainsi parfois l'esprit
Souffre ou jouit tout seul, quand le reste de l'âme
Ne sent rien de nouveau dans le corps et les membres.
Mais si l'esprit s'émeut d'une crainte plus forte,
Nous voyons dans le corps compâtir toute l'âme,
La sueur, la pâleur apparaître partout,
La langue bégayer, la voix s'évanouir,
S'enténébrer les yeux, les oreilles tinter,
Les membres défaillir et de terreur souvent
Les hommes succomber ; d'où chacun aisément
Peut connaître que l'âme est conjointe à l'esprit,
Puisque dès qu'il la heurte, elle ébranle le corps.
L'âme est un corps, sa nature est corporelle, autrement dit matérielle et non « spirituelle », comme le prétendent par exemple les platoniciens. Donc, d'une part elle est un corps par elle-même, d'autre part ce corps qu'elle est a besoin pour survivre, d'habiter dans un corps plus large, ce que nous appelons justement notre corps. Ne pas confondre le corps qu'elle est et le corps qu'elle a, ou plutôt qu'elle anime et qui la contient. La difficulté du texte tient d'ailleurs à ce que Lucrèce situe son argumentation tantôt sur le plan de la composition de l'âme (étant un corps, et un corps composé, elle est comme tout corps composé susceptible de se décomposer), tantôt sur le plan de la conjonction (l'âme unie au corps en partage le développement et le destin) et enfin de l'intégration (l'âme faisant partie du corps organique, et occupant là une place précise comme un organe parmi d'autres).
Haec eadem ratio naturam animi atque animai
Corpoream docet esse ; ubi enim propellere membra,
Corripere ex somno corpus mutareque uultum
Atque hominem totum regere ac uersare uidetur,
Quorum nil fieri sine tactu posse uidemus
Nec tactum porro sine corpore, nonne fatendumst
Corporea natura animum constare animamque ?
Praeterea pariter fungi cum corpore et una
Consentire animum nobis in corpore cernis.
Si minus offendit uitam uis horrida teli
Ossibus ac neruis disclusis intus adacta,
At tamen insequitur languor terraeque petitus
Suauis et in terra mentis qui gignitur aestus
Interdumque quasi exsurgendi incerta uoluntas.
Ergo corpoream naturam animi esse necessest,
Corporeis quoniam telis ictuque laborat.
Et la même raison montre que leur nature
Est corporelle, car elle ébranle les membres,
Les arrache au sommeil, transforme le visage,
Et c'est l'homme en entier qu'on la voit commander ;
Ce dont rien, on le voit, ne se peut sans contact ;
Sans corps, pas de contact : il faut donc avouer
Que l'âme et que l'esprit sont des corps par nature.
En outre on voit qu'avec le corps l'esprit pâtit,
Et qu'il sent tout ensemble avec nous dans le corps.
Si, sans prendre la vie, une flèche acérée
Pénètre dans les chairs et déchire os et nerfs,
S'ensuit une langueur, un doux affaissement
À terre ; et là, l'esprit s'échauffe, avec parfois
Comme une volonté vague de ressurgir.
Forcément donc l'esprit est par nature un corps,
Puisqu'il souffre des traits et des coups corporels.
On aborde là un des points les plus subtils et difficiles de la doctrine, la rapidité de la pensée. Elle sert d'argument pour montrer la subtilité des éléments qui la composent, mais elle peut aussi avoir d'autres applications que Lucrèce évoque en un vers elliptique.
Is tibi nunc animus quali sit corpore et unde
Constiterit pergam rationem reddere dictis.
Principio esse aio persuptilem atque minutis
Perquam corporibus factum constare. id ita esse
Hinc licet aduertas animum, ut pernoscere possis.
Nil adeo fieri celeri ratione uidetur,
Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa ;
Ocius ergo animus quam res se perciet ulla,
Ante oculos quorum in promptu natura uidetur.
At quod mobile tanto operest, constare rutundis
Perquam seminibus debet perquamque minutis,
Momine uti paruo possint inpulsa moueri.
Namque mouetur aqua et tantillo momine flutat,
Quippe uolubilibus paruisque creata figuris.
At contra mellis constantior est natura
Et pigri latices magis et cunctantior actus :
Haeret enim inter se magis omnis materiai
Copia, nimirum quia non tam leuibus extat
Corporibus neque tam suptilibus atque rutundis.
Namque papaueris aura potest suspensa leuisque
Cogere ut ab summo tibi diffluat altus aceruus,
At contra lapidum coniectum spicarumque
Noenu potest. Igitur paruissima corpora pro quam
Et leuissima sunt, ita mobilitate fruuntur ;
At contra quae cumque magis cum pondere magno
Asperaque inueniuntur, eo stabilita magis sunt.
Nunc igitur quoniamst animi natura reperta
Mobilis egregie, perquam constare necessest
Corporibus paruis et leuibus atque rutundis.
Quae tibi cognita res in multis, o bone, rebus
Vtilis inuenietur et opportuna cluebit.
Haec quoque res etiam naturam dedicat eius,
Quam tenui constet textura quamque loco se
Contineat paruo, si possit conglomerari,
Quod simul atque hominem leti secura quies est
Indepta atque animi natura animaeque recessit,
Nil ibi libatum de toto corpore cernas
Ad speciem, nihil ad pondus : mors omnia praestat,
Vitalem praeter sensum calidumque uaporem.
Ergo animam totam perparuis esse necessest
Seminibus nexam per uenas, uiscera, neruos,
Quatenus, omnis ubi e toto iam corpore cessit,
Extima membrorum circumcaesura tamen se
Incolumem praestat nec defit ponderis hilum.
Quod genus est, Bacchi cum flos euanuit aut cum
Spiritus unguenti suauis diffugit in auras
Aut aliquo cum iam sucus de corpore cessit ;
Nil oculis tamen esse minor res ipsa uidetur
Propterea neque detractum de pondere quicquam,
Nimirum quia multa minutaque semina sucos
Efficiunt et odorem in toto corpore rerum.
Quare etiam atque etiam mentis naturam animaeque
Scire licet perquam pauxillis esse creatam
Seminibus, quoniam fugiens nil ponderis aufert.
Maintenant, cet esprit, de quel corps est-il fait,
Qu'est-ce qui le compose ? À moi de l'expliquer.
D'abord je dis qu'il est extrêmement subtil
Et composé de corps tout à fait minuscules.
Pour t'en persuader, observe ce qui suit.
Rien ne paraît se faire aussi rapidement
Que ce que se propose et commence l'esprit.
L'esprit est donc plus prompt à se mouvoir que tout
Ce qui devant les yeux expose sa nature.
Un si mobile objet doit être composé
Des semences les plus rondes, les plus menues,
Pour pouvoir se mouvoir au moindre ébranlement.
L'eau s'émeut en effet au moindre branle et coule,
Car elle est faite d'atomes petits qui roulent.
La nature du miel au contraire est plus stable,
Plus paresseuse et plus tardive à s'épancher :
Car toute sa matière est plus enchevêtrée,
Parce qu'évidemment les corps dont elle est faite
Ne sont pas aussi ronds, aussi subtils et lisses.
Vois le pavot : un souffle à peine émis, léger,
Peut en faire effondrer un tas depuis le haut.
Mais si c'est un amas de pierres ou d'épis,
Il ne le peut point. Donc, plus les corps sont petits
Et légers, plus grande en est la mobilité.
Au contraire tous ceux qui se révéleront
Plus pesants et rugueux, seront d'autant plus stables.
Puisque donc à présent l'esprit s'est révélé
Suprêmement mobile, il est forcément fait
De corps extrêmement petits, lisses et ronds.
Et cette connaissance, en bien des cas, mon cher,
Tu la découvriras utile et opportune.
Voici qui montre encore à quel point sa texture
Est ténue, et tiendrait dans peu d'espace si
Elle avait le pouvoir de se conglomérer.
Dès que l'homme est soumis au repos sans souci
De la mort, et que l'âme et l'esprit l'ont quitté,
Nul retrait ne se voit alors du corps total,
Ni d'aspect ni de poids : la mort préserve tout,
Hormis le sens vital et la chaleur du souffle.
Toute l'âme doit donc être faite d'atomes
Très petits, et nouée aux nerfs, aux chairs, aux veines,
Puisque lorsqu'elle quitte en entier tout le corps,
Se conserve toujours le contour de ses membres,
Tel qu'en lui-même, et rien ne manque de son poids.
Ainsi quand le bouquet de Bacchus s'évapore,
Ou que d'un doux parfum l'arôme se dissipe
Ou que de quelque corps la saveur se retire :
La chose en rien ne semble à nos yeux amoindrie,
Et rien non plus ne semble enlevé de son poids ;
C'est bien que sont nombreux et menus les atomes
Faisant odeur et suc dans tout le corps des choses.
Donc, encore une fois, l'âme et l'esprit se montrent
En nature formés de tout petits atomes
Puisque aucun poids n'est emporté par leur départ.
On a déjà vu l'importance de la vitesse, expliquant la nature de l'âme, la petitesse et la rotondité de ses atomes. Voici maintenant les quatre éléments de l'âme, dont les trois premiers s'observent et s'analysent à partir de ce que l'on voit, mais le quatrième se définit uniquement par sa fonction, qui est précisément d'être le principe du mouvement, et de ses mouvements qui donnent naissance aux sensations pour lequels Lucrèce forme un néologisme : motus sensifer. Je me suis demandé comment traduire cela sans tomber dans une lourde explicitation (« les mouvements porteurs de la sensation »), dans de l'obscur (« les mouvements porte-sens ») ou de l'approximation (« les mouvements sensitifs » ou simplement « sensibles ») ; finalement, pourquoi ne pas à notre tour créer un mot sur le modèle de l'original ? J'ai donc adopté les « mouvements sensifères ».
En quoi je ne fais d'aillleurs que suivre P.-F. Moreau (Lucrèce, l'âme, coll. Philosophies, PUF) : « la sensation, » dit-il à ce propos, « n'est que mouvement. Son « secret » n'est donc pas un mystère : il est logique qu'elle prenne sa source dans un élément de pure mobilité : si l'on ne dit rien d'autre de lui, ce n'est pas qu'il soit inconnaissable – c'est qu'il n'y a rien d'autre à en dire parce qu'il n'est rien d'autre » (p. 35).
De la naissance du mouvement à partir du quatrième élément, qui devient par là « premier », on peut déduire toutes les sensations possibles : celles qui s'arrêtent à l'esprit, celles qui vont jusqu'à l'âme, celles qui gagnent le corps et ses parties les plus solides.
Nec tamen haec simplex nobis natura putanda est.
Tenuis enim quaedam moribundos deserit aura
Mixta uapore, uapor porro trahit aera secum ;
Nec calor est quisquam, cui non sit mixtus et aer ;
Rara quod eius enim constat natura, necessest
Aeris inter eum primordia multa moueri.
Iam triplex animi est igitur natura reperta ;
Nec tamen haec sat sunt ad sensum cuncta creandum,
Nil horum quoniam recipit mens posse creare
Sensiferos motus, quaedamque mente uolutat.
Quarta quoque his igitur quaedam natura necessest
Adtribuatur ; east omnino nominis expers ;
Qua neque mobilius quicquam neque tenuius extat
Nec magis e paruis et leuibus ex elementis ;
Sensiferos motus quae didit prima per artus.
Prima cietur enim, paruis perfecta figuris,
Inde calor motus et uenti caeca potestas
Accipit, inde aer, inde omnia mobilitantur :
Concutitur sanguis, tum uiscera persentiscunt
Omnia, postremis datur ossibus atque medullis
Siue uoluptas est siue est contrarius ardor.
Nec temere huc dolor usque potest penetrare neque acre
Permanare malum, quin omnia perturbentur
Vsque adeo [ut] uitae desit locus atque animai
Diffugiant partes per caulas corporis omnis.
Sed plerumque fit in summo quasi corpore finis
Motibus : hanc ob rem uitam retinere ualemus.
Nunc ea quo pacto inter sese mixta quibusque
Compta modis uigeant rationem reddere auentem
Abstrahit inuitum patrii sermonis egestas ;
Sed tamen, ut potero summatim attingere, tangam.
Inter enim cursant primordia principiorum
Motibus inter se, nihil ut secernier unum
Possit nec spatio fieri diuisa potestas,
Sed quasi multae uis unius corporis extant.
Quod genus in quouis animantum uiscere uolgo
Est odor et quidam calor et sapor, et tamen ex his
Omnibus est unum perfectum corporis augmen,
Sic calor atque aer et uenti caeca potestas
Mixta creant unam naturam et mobilis illa
Vis, initum motus ab se quae diuidit ollis,
Sensifer unde oritur primum per uiscera motus.
Nam penitus prorsum latet haec natura subestque
Nec magis hac infra quicquam est in corpore nostro
Atque anima est animae proporro totius ipsa.
Quod genus in nostris membris et corpore toto
Mixta latens animi uis est animaeque potestas,
Corporibus quia de paruis paucisque creatast,
Sic tibi nominis haec expers uis, facta minutis
Corporibus, latet atque animae quasi totius ipsa
Proporrost anima et dominatur corpore toto.
Cette nature, il ne faut pas la croire simple.
Car il sort des mourants certain souffle ténu,
Mêlé de chaleur, qui traîne en outre avec soi
De l'air : point de chaleur sans que de l'air s'y mêle,
Car la porosité de sa nature implique
Que nombre d'éléments d'air se meuvent en elle.
D'une triple nature est donc déjà l'esprit ;
Mais pour former le sens, cela ne suffit pas,
Car l'esprit n'admet point qu'aucun puisse produire
Les mouvements sensifères, et ce qu'il pense.
Il faut donc leur adjoindre une quarte nature,
Qui ne porte aucun nom ; mais rien n'est plus mobile
Et ténu ; rien n'est fait d'éléments plus petits
Et plus lisses ; elle est la première à répandre
Parmi les membres les mouvements sensifères,
Car première ébranlée en ses petits atomes.
Puis la chaleur reçoit ces mouvements, le vent
Invisible, puis l'air, puis tout devient mobile :
Le sang est impulsé, et les sensations
Gagnent toutes les chairs, jusqu'aux os et aux moelles,
Que ce soit de plaisir ou de l'ardeur contraire.
Mais la douleur ne peut jusque-là pénétrer
Ni s'épandre le mal, sans que tout soit troublé
Au point que le lieu manque à la vie, et que l'âme
S'éparpille et s'enfuit du corps par tous les pores.
Mais d'ordinaire à la surface se fait comme
Un arrêt, grâce à quoi nous retenons la vie.
Mais comment maintenant ces éléments se mêlent,
Et quelle est l'union qui leur donne vigueur ?
Quoique empêché par la pauvreté de ma langue,
Je ferai de mon mieux pour en toucher un mot.
C'est qu'en leur course leurs principes s'entrecoupent
En sorte qu'on ne peut en isoler aucun
Ni loger leur pouvoir en un lieu défini :
Ils sont comme les multiples forces d'un corps.
Pareillement la chair de tout être animé
Contient odeur, chaleur, saveur, et cependant
Tout cela ne fait qu'un avec le corps complet.
Ainsi chaleur, air et vent aveugle mêlés
Ne font qu'une nature, et la force mobile
Qui distribue entre eux son premier mouvement,
D'où naît dans les chairs le mouvement sensifère.
Car cette nature est cachée et enfouie,
Tout au fond : rien n'est plus intime en notre corps,
De toute l'âme elle est à son tour l'âme même.
Ainsi qu'en tout le corps sont cachés et mêlés
La force de l'esprit et le pouvoir de l'âme,
Puisque formés de corps petits et peu nombreux,
Cette force sans nom est de même cachée,
Faite de corps menus et de toute l'âme est
Comme l'âme à son tour, régnant sur tout le corps.
Confirmation psychologique de ce qui précède et déduction de la diversité des tempéraments. Mais que vous soyez colérique, trouillard ou flegmatique, rien ne fait obstacle à vivre comme des dieux parmi les hommes – j'ai supposé que Lucrèce faisait allusion à la fameuse formule de la Lettre à Ménécée pour traduire le dernier vers, impossible à rendre mot à mot.
À noter : le tempérament paisible, entre la colère du lion et la peur du cerf, n'est pas pour autant un juste milieu. De même que l'excès de colère mène à la destruction de soi, que l'excès de crainte fige les membres au lieu de les éloigner du danger, il y a un excès de tranquillité. Le bœuf n'est pas le modèle de la Sagesse. Car la colère, pour les épicuriens, peut dans une certaine mesure être une vertu comme l'a montré Philodème dans son traité sur icelle. La véritable paix de l'esprit, célébrée dès le début du chant et objet principal de l'éthique épicurienne, n'est donc exempte ni d'indignation ni de prudence. Voilà de quoi répondre à ceux qui se croient malins de relever les élans du cœur de Lucrèce comme autant de démentis à sa propre doctrine...
Consimili ratione necessest uentus et aer
Et calor inter se uigeant commixta per artus
Atque aliis aliud subsit magis emineatque,
Vt quiddam fieri uideatur ab omnibus unum,
Ni calor ac uentus seorsum seorsumque potestas
Aeris interemant sensum diductaque soluant.
Est etiam calor ille animo, quem sumit, in ira
Cum feruescit et ex oculis micat acrius ardor ;
Est et frigida multa, comes formidinis, aura,
Quae ciet horrorem membris et concitat artus ;
Est etiam quoque pacati status aeris ille,
Pectore tranquillo fit qui uoltuque sereno.
Sed calidi plus est illis quibus acria corda
Iracundaque mens facile efferuescit in ira,
Quo genere in primis uis est uiolenta leonum,
Pectora qui fremitu rumpunt plerumque gementes
Nec capere irarum fluctus in pectore possunt.
At uentosa magis ceruorum frigida mens est
Et gelidas citius per uiscera concitat auras,
Quae tremulum faciunt membris existere motum.
At natura boum placido magis aere uiuit
Nec nimis irai fax umquam subdita percit
Fumida, suffundens caecae caliginis umbram,
Nec gelidis torpet telis perfixa pauoris ;
Interutrasque sitast ceruos saeuosque leones.
Sic hominum genus est : quamuis doctrina politos
Constituat pariter quosdam, tamen illa relinquit
Naturae cuiusque animi uestigia prima.
Nec radicitus euelli mala posse putandumst,
Quin procliuius hic iras decurrat ad acris,
Ille metu citius paulo temptetur, at ille
Tertius accipiat quaedam clementius aequo.
Inque aliis rebus multis differre necessest
Naturas hominum uarias moresque sequacis ;
Quorum ego nunc nequeo caecas exponere causas
Nec reperire figurarum tot nomina quot sunt
Principiis, unde haec oritur uariantia rerum.
Illud in his rebus uideo firmare potesse,
Vsque adeo naturarum uestigia linqui
Paruola, quae nequeat ratio depellere nobis,
Vt nihil inpediat dignam dis degere uitam.
De semblable façon, forcément le vent, l'air
Et la chaleur s'entremêlent dans l'organisme ;
Et l'un doit se soumettre, et l'autre dominer,
Pour qu'à partir de tous une unité paraisse.
Car si chaleur et vent se séparaient de l'air,
Tout sens serait détruit, dissout par leur divorce.
Et la chaleur est dans l'esprit, qui la rassemble
Quand il bout de colère et fait briller ses yeux ;
Il a ce fort vent froid, compagnon de la peur,
Qui donne le frisson aux membres secoués ;
Il a de même encor cet air paisible et stable,
Insufflant cœur tranquille et visage serein.
Mais la chaleur domine en les cœurs les plus âcres,
Et dans l'esprit colère, aisément échauffé.
Telle avant tout la violence des lions,
Dont le rugissement souvent rompt la poitrine,
N'y pouvant contenir le flot de leur colère.
Plus venteux au contraire est l'esprit froid des cerfs,
Et plus prompt à glacer leurs chairs d'un air cinglant,
Qui provoque un tremblant mouvement dans leurs membres.
La nature des bœufs vit plutôt d'air placide ;
Jamais n'y perce trop le feu de la colère,
Qui fait sourdre et fumer ses ombres aveuglantes ;
Jamais les traits glacés de la peur ne la figent ;
Elle est entre les cerfs et les lions cruels.
Ainsi des hommes : bien que l'éducation
En polisse certains, de chaque naturel
Elle laisse pourtant les marques primitives.
Ne crois pas les défauts pouvoir tant s'extirper
Que tel ne verse plus dans les âcres colères,
Que la crainte ne tente un peu plus vite un autre,
Qu'un troisième ne montre un trop plein d'indulgence.
Et sur bien d'autres points diffèrent forcément
Les naturels humains et les mœurs subséquentes :
Je ne puis pour l'instant en dévoiler les causes
Ni trouver tous les noms pour toutes les figures
Atomiques d'où naît cette diversité.
Mais je vois que l'on peut affirmer une chose :
Les vestiges laissés par notre naturel
Et que la raison ne peut chasser, sont si faibles
Que rien n'empêche de vivre comme des dieux.
L'âme et le corps sont réciproquement tenus comme les vertus et le plaisir dans la morale (Maxime 5 et Lettre à Ménécée 132) : leur nature est très différente et il ne faut surtout pas les confondre (d'où la critique de Démocrite), mais on ne peut avoir l'un sans l'autre, et donc ils s'impliquent l'un l'autre. Le mixte entre l'élément solide qu'est le corps en général, et fluide qu'est l'âme, donne un exemple typique de la combinaison épicurienne (sugkrisis), qui fonctionne partout dans la doctrine.
Les vers 359 et 360 sont une critique des stoïciens notamment.
On remarque aussi le catalogue très lucrétien des objets qui nous touchent sans se faire sentir, de façon à déterminer le seuil de sensibilité et la dimension des intervalles entre les atomes de l'âme. Du sensible insensible, en quelque sorte.
Haec igitur natura tenetur corpore ab omni
Ipsaque corporis est custos et causa salutis ;
Nam communibus inter se radicibus haerent
Nec sine pernicie diuelli posse uidentur.
Quod genus e thuris glaebis euellere odorem
Haud facile est, quin intereat natura quoque eius,
Sic animi atque animae naturam corpore toto
Extrahere haut facile est, quin omnia dissoluantur.
Implexis ita principiis ab origine prima
Inter se fiunt consorti praedita uita,
Nec sibi quaeque sine alterius ui posse uidetur
Corporis atque animi seorsum sentire potestas,
Sed communibus inter eas conflatur utrimque
Motibus accensus nobis per uiscera sensus.
Praeterea corpus per se nec gignitur umquam
Nec crescit neque post mortem durare uidetur.
Non enim, ut umor aquae dimittit saepe uaporem,
Qui datus est, neque ea causa conuellitur ipse,
Sed manet incolumis, non, inquam, sic animai
Discidium possunt artus perferre relicti,
Sed penitus pereunt conuulsi conque putrescunt.
Ex ineunte aeuo sic corporis atque animai
Mutua uitalis discunt contagia motus,
Maternis etiam membris aluoque reposta,
Discidium [ut] nequeat fieri sine peste maloque ;
Vt uideas, quoniam coniunctast causa salutis,
Coniunctam quoque naturam consistere eorum.
Quod super est, siquis corpus sentire refutat
Atque animam credit permixtam corpore toto
Suscipere hunc motum quem sensum nominitamus,
Vel manifestas res contra uerasque repugnat.
Quid sit enim corpus sentire quis adferet umquam,
Si non ipsa palam quod res dedit ac docuit nos ?
– At dimissa anima corpus caret undique sensu.
Perdit enim quod non proprium fuit eius in aeuo
Multaque praeterea perdit quom expellitur aeuo.
Dicere porro oculos nullam rem cernere posse,
Sed per eos animum ut foribus spectare reclusis,
Difficilest, contra cum sensus ducat eorum ;
Sensus enim trahit atque acies detrudit ad ipsas,
Fulgida praesertim cum cernere saepe nequimus,
Lumina luminibus quia nobis praepediuntur.
Quod foribus non fit ; neque enim, qua cernimus ipsi,
Ostia suscipiunt ullum reclusa laborem.
Praeterea si pro foribus sunt lumina nostra,
Iam magis exemptis oculis debere uidetur
Cernere res animus sublatis postibus ipsis.
Illud in his rebus nequaquam sumere possis,
Democriti quod sancta uiri sententia ponit,
Corporis atque animi primordia singula priuis
Adposita alternis, uariare ac nectere membra.
Nam cum multo sunt animae elementa minora
Quam quibus e corpus nobis et uiscera constant,
Tum numero quoque concedunt et rara per artus
Dissita sunt, dumtaxat ut hoc promittere possis,
Quantula prima queant nobis iniecta ciere
Corpora sensiferos motus in corpore, tanta
Interualla tenere exordia prima animai.
Nam neque pulueris interdum sentimus adhaesum
Corpore nec membris incussam sidere cretam,
Nec nebulam noctu neque arani tenuia fila
Obuia sentimus, quando obretimur euntes,
Nec supera caput eiusdem cecidisse uietam
Vestem nec plumas auium papposque uolantis,
Qui nimia leuitate cadunt plerumque grauatim,
Nec repentis itum cuiusuiscumque animantis
Sentimus nec priua pedum uestigia quaeque,
Corpore quae in nostro culices et cetera ponunt.
Vsque adeo prius est in nobis multa ciendum
Quam primordia sentiscant concussa animai,
Semina corporibus nostris inmixta per artus,
Et quam in his interuallis tuditantia possint
Concursare, coire, et dissultare uicissim.
Cette nature est donc par tout le corps tenue,
Dont elle est à son tour la garde et le salut.
Car ils sont liés par de communes racines,
Et l'on ne peut les séparer sans les détruire.
Ainsi qu'aux grains d'encens on ne peut arracher
Le parfum sans qu'aussi leur nature périsse,
Celle de l'âme et de l'esprit ne peut s'extraire
Non plus du corps entier sans que tout se dissolve,
Tant leurs principes dès l'origine première
Imbriqués leur font vivre un seul et même sort.
Ni le corps ni l'esprit, sans la vertu de l'autre,
N'ont, pris séparément, le pouvoir de sentir,
Mais c'est par de communs mouvements réciproques
Que s'allume et s'embrase en notre chair le sens.
De plus jamais le corps ne peut naître tout seul,
Non plus que croître ni durer après la mort.
Il n'est pas comme l'eau, qui perdant la chaleur
Reçue avant, n'est pas détruite pour autant,
Mais reste indemne, non : les organes ne peuvent
Supporter le départ et l'abandon de l'âme
Mais, sapés dans leur fond, périssent et pourrissent.
Ainsi, dès qu'ils sont nés, le corps et l'âme apprennent
Par contacts mutuels, les mouvements vitaux,
Au sein même du ventre et du corps maternel,
Et ne divorcent pas sans mal et sans ruine.
Puisque de leur salut la cause est donc conjointe,
Tu vois que leur nature est conjointe elle aussi.
Du reste si quelqu'un refuse au corps le sens,
Et croit que l'âme, à tout le corps mêlée, assume
Seule ce mouvement que nous nommons le sens,
C'est contre l'évidence et le vrai qu'il combat.
Car comment le corps sent, qui donc l'expliquera,
Sinon le fait lui-même et ce qu'il nous enseigne ?
– Mais le corps perd tout sens dès que l'âme est partie.
Ce qu'il perd en effet n'était pas son bien propre,
Et, chassé de la vie, il perd bien d'autres choses.
Dire en plus que les yeux ne peuvent rien voir, mais
Que l'esprit voit par eux tels des portes ouvertes,
C'est difficile, quand leur sens montre l'inverse,
Car de force le sens nous renvoie aux pupilles,
Surtout lorsque nous ne pouvons voir ce qui brille,
Parce que son éclat offusque alors nos yeux.
Rien de tel pour la porte, et quand nous regardons
Par elle, elle ne souffre en rien de s'être ouverte.
En outre si nos yeux servaient de simples portes,
L'esprit devrait mieux voir en se les retirant,
Une fois délivré des jambages eux-mêmes !
Impossible en ce point d'adopter ce que pose
Le mâle Démocrite en ses saintes paroles :
Les éléments du corps et de l'esprit alternent,
Un à un disposés, dans le tissu des membres.
Car si les éléments de l'âme sont bien moindres
Que ceux qui constituent la chair de notre corps,
Ils leur cèdent surtout en nombre, et dans les membres
Sont clairsemés ; aussi peut-on juste avancer
Qu'aux plus petits objets capables d'exciter,
Au-dedans du corps, les mouvements sensifères,
Correspond l'intervalle entre atomes de l'âme.
Car nous ne sentons pas, quelquefois, la poussière
Qui colle au corps, la craie adhérente à nos membres,
Ni le brouillard la nuit, ni la toile ténue
De l'aragne, qui s'accroche à notre passage,
Ni son haillon flétri tombé sur notre tête,
Ni les plumes d'oiseau, ni les volants duvets
Des chardons, si légers que la chute leur pèse,
Ni tous les animaux qui rampent sur la peau,
Ni chacune des traces de pattes que posent
Les moustiques sur nous, et d'autres bestioles.
Tant il faut exciter d'éléments dans le corps
Avant de remuer les éléments de l'âme,
Qui mêlés aux premiers, commencent à sentir,
Et qu'il puissent, choqués parmi leurs intervalles,
Tour à tour concourir, s'unir et s'écarter.
Conformément au mouvement général de la première partie qui s'achève ici, Lucrèce va du plus général au plus particulier. Après la conjonction de l'âme et du corps, voici celle de l'âme et de l'esprit, celui-ci étant la partie la plus importante (dominantior). Le parallèle avec le corps est renforcé par la comparaison avec l'œil, faisant de l'esprit la pupille (acies) de l'âme. Pas d'âme sans l'esprit, pas d'esprit non plus sans âme ; mais on retrouve ici ce qui avait été posé dès le début, le rôle central de l'esprit (pensant, Lucrèce y insiste : sine mente animoque), qui peut survivre même dans les situations extrêmes (quand l'âme est mutilée avec le corps), et dont dépend la vie. C'est en fin de compte la pensée qui fait de nous des vivants – puisque la pensée fonctionne toujours, y compris dans le sommeil. Mais, telle la prunelle, elle ne saurait fonctionner isolée, découpée du reste de l'organisme qui la protège.
Et magis est animus uitai claustra coercens
Et dominantior ad uitam quam uis animai.
Nam sine mente animoque nequit residere per artus
Temporis exiguam partem pars ulla animai,
Sed comes insequitur facile et discedit in auras
Et gelidos artus in leti frigore linquit.
At manet in uita cui mens animusque remansit,
Quamuis est circum caesis lacer undique membris ;
Truncus adempta anima circum membrisque remota
Viuit et aetherias uitalis suscipit auras ;
Si non omnimodis, at magna parte animai
Priuatus, tamen in uita cunctatur et haeret ;
Vt, lacerato oculo circum si pupula mansit
Incolumis, stat cernundi uiuata potestas,
Dummodo ne totum corrumpas luminis orbem
Et circumcaedas aciem solamque relinquas ;
Id quoque enim sine pernicie non fiet eorum.
At si tantula pars oculi media illa peresa est,
Occidit extemplo lumen tenebraeque secuntur,
Incolumis quamuis alioqui splendidus orbis.
Hoc anima atque animus uincti sunt foedere semper.
L'esprit surtout tient clos le verrou de la vie
Et plus que l'âme il est le maître de la vie.
Car sans l'esprit pensant aucune part de l'âme
Ne peut le moindre instant demeurer dans les membres
Mais docile le suit et dans l'air se dissipe,
Laissant le corps glacé dans le froid de la mort.
Mais à qui l'esprit reste il reste aussi la vie,
Même amputé de tous membres extérieurs ;
Un tronc dont l'âme s'est des membres retirée
Vit et reçoit le souffle éthéré de la vie.
Sinon totalement, du moins en grande part
Privé de l'âme, il s'accroche encore à la vie ;
Si d'un œil au pourtour déchiré, la pupille
Est sauve, le pouvoir de voir reste vivant,
Pourvu de n'abîmer le globe tout entier
Ni d'isoler la prunelle en la découpant ;
Car cela non plus ne se ferait sans leur perte.
Mais si le centre si petit de l'œil périt,
La lumière aussitôt meurt, les ténèbres suivent,
Quand le reste du globe est intact et brillant.
Par ce pacte toujours l'âme et l'esprit s'enchaînent.
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