Les hexamètres français

Voici quelques dossiers thématiques sur des questions poétiques récurrentes.
 

Considérons le début du chant IV du De rerum natura de Lucrèce que Caligula se propose de traduire en hexamètres français :

Auia Pieridum peragro loca nullius ante
Trita solo. Iuuat integros accedere fontis
Atque haurire, iuuatque nouos decerpere flores
Insignemque meo capiti petere inde coronam,
Vnde prius nulli uelarint tempora musae.

Des Piérides je cours les lieux secrets que nul avant
Ne foula du pied. Me plaît d'avancer vers les sources vierges,
D'y boire, et aussi me plaît de cueillir de nouvelles fleurs
Et de là vouloir au front ceindre l'admirable couronne
Dont les Muses jusqu'ici de nul n'auraient voilé les tempes.

 

Pour élaborer une traduction vers à vers, Caligula compose l'hexamètre français de la sorte :
« J'ai choisi un vers de quinze syllabes, coupé 7/8. Mais pour corser et faire musical, chaque vers a six (hexa) temps forts avec une coupe obligatoire dans la troisième mesure. Malheureusement le temps fort est à chaque fois dans la deuxième partie de la mesure, mais cela est dû à l'accent tonique français. »

Voici comment scander « en mètres » de tels vers :

Des Piéri / des je cours / les // lieux / secrets / que nul / avant
Ne foula / du pied. / Me // plaît / d'avancer / vers les sour / ces vierges,
D'y boi / re, et aussi / me // plaît / de cueillir / de nouvel / les fleurs
Et de là / vouloir / au // front / ceind / re l'admira / ble couronne
Dont les Mu / ses jusqu'ici / de // nul / n'auraient / voilé / les tempes.

Chaque vers fait bien six mètres et la coupe se trouve au troisième mètre.

La scansion syllabaire, elle, est plus reconnaissable à nos oreilles :

Des Piérides je cours // les lieux secrets que nul avant
Ne foula du pied. Me plaît // d'avancer vers les sources vierges,
D'y boire, et aussi me plaît // de cueillir de nouvelles fleurs
Et de là vouloir au front // ceindre l'admirable couronne
Dont les Muses jusqu'ici // de nul n'auraient voilé les tempes.

Le premier hémistiche possède sept syllabes et le second hémistiche contient huit syllabes.

Avec ce rythme tant métrique que syllabaire, Caligula estime que la rime n'est plus nécessaire. Toutefois, le rythme étant assez difficile à repérer pour des oreilles inexpérimentées à ce genre nouveau de vers, le seul moyen ici d'entendre les vers serait justement de les rimer.
Le rythme d'un alexandrin, en revanche, se suffit à lui-même. La preuve : nous entendons fort bien un vers blanc glissé dans de la prose. Et pourtant il n'y a aucune rime.

L'hexamètre français proposé est cependant une création propre qui rend un rythme à six temps plutôt qu'un décompte de syllabes, bien que ce rythme musical soit contenu dans un vers de quinze syllabes. L'hexamètre est discernable par ses six temps forts alors que l'alexandrin demande le « calcul » des douze syllabes.

Un vers de seize syllabes coupé 8/8 ou 6/4/6 avec six ictus serait souvent bien trop long : une majorité d'hexamètres ne font que quatorze ou quinze syllabes. Quoi que nous en disions et que nous prétendions sur la densité du latin, nous sommes parfois amenés de ce fait à « remplir » le vers de quelques chevilles, ce qui donne un résultat désastreux.
Pas mal de gens et notamment de collègues universitaires se sont essayés à ce genre de manipulation. Certains même se sont attachés à reproduire dans le « vers » français le nombre exact de syllabes de l'hexamètre correspondant. Le succès escompté n'a cependant pas suivi.

Scander un vers en français ne veut strictement rien dire : le système phonologique du français n'est pas quantitatif comme l'était celui du latin ou du grec. Cela fait des siècles que le vers français repose sur un nombre déterminé de syllabes et non sur la quantité – inexistante – de chacune.
D'aucuns pensent que cette traduction est sur la bonne voie, et que si l'on voulait retrouver l'essence des poésies grecques et latines, il faudrait inventer une traduction française à scander, bien que le français n'est initialement pas une langue scandable.
Notons cependant que c'est le choix effectué par le traducteur de la troupe Démodocos lorsqu'il a traduit les Perses. Quand la pièce est jouée, les parties en français correspondent aussi à un rythme scandé et sont scandées. C'est tout à fait magnifique.

Il faudrait en fait s'entendre sur ce que nous entendons par scansion. La langue française contient comme toute autre langue, sinon des longues et des brèves, en tous cas des accents qui produisent le même effet en poésie. En français naturel, l'accent est en général posé sur la dernière syllabe des mots : les rythmes les plus fréquents sont donc anapestes et iambes. Par exemple, le vers ci-dessous est une série de iambes (brève + longue) :
« Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche. »

Il faut le prononcer en accentuant, et donc en allongeant un peu le deuxième temps. L'alexandrin, sous sa forme la plus classique, est fait sur le modèle de l'anapeste : deux brèves suivies d'une longue. Par exemple :
« Il naissait un poulain sous les feuilles de bronze. » (Saint-John Perse)
« Oui je viens dans son temple adorer l'éternel. »

Nous pouvons ensuite varier et combiner les rythmes. Il est sûr que les trochées seront plus rares que les iambes, mais tout est possible et, dans le détail, nous pourrons souvent discuter pour identifier le rythme, toujours est-il qu'il y en a un. Le plus fameux exemple de tentative pour retrouver la métrique grecque dans la langue française est le Printemps de Claude Lejeune.

 

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