Jeux de mots oraux ♥

Le plaisir des langues anciennes ressort aussi à travers des petites truculences qui y sont rattachées.
 

Jeux de prononciation

Les Latins raffolent de jeux de mots ; jamais ils ne manquent une seule occasion pour en placer. Les auteurs ou ouvrages les plus spirituels sont Cicéron, notamment dans le premier livre de son De Oratore, Quintilien avec le sixième livre de son De institutione oratoria, les Saturnalia de Macrobe traitant des plaisanteries d'Auguste, de Cicéron et d'autres, ainsi que l'Apocoloquintose de Sénèque. Suétone livre aussi de bons mots sur les douze Césars. Pétrone excelle similairement dans les jeux de mots.

Quintilien nous rapporte dans son De institutione oratoria (VI, 3, 47) :

[...] Ne illa quidem quae Ciceroni aliquando sed non in agendo exciderunt, ut dixit, cum is candidatus qui coci filius habebatur coram eo suffragium ab alio peteret :
« Ego quoque tibi fauebo ».
Non quia excludenda sint omnino uerba duos sensus significantia, sed quia raro belle respondeant, nisi cum prorsus rebus ipsis adiuuantur.

[...] Pas même ces mots qui échappèrent un jour à Cicéron, qui [heureusement] ne plaidait pas. Un candidat, connu pour être fils de cuisinier, demandait devant lui à quelqu'un d'autre de voter pour lui. Cicéron dit :
« Ego quoque tibi fauebo ».
Non qu'il faille exclure complètement les paroles à double sens, mais parce qu'elles sont rarement heureuses, à moins que la situation même ne les éclaire tout à fait.

Le comique provient du fait que la prononciation classique de la phrase de Cicéron est : ego quoque tibi fauebo, c'est-à-dire « moi aussi je te serai favorable ». La prononciation ironique, qui imite assurément le parler populaire du candidat, est : ego coce tibi fauebo, soit « moi, [mon cher] cuisinier, je te serai favorable ».
De fait, il est patent que Cicéron, attaché à une prononciation classique, prononçait le groupe « qu » [kw], tandis que la plèbe le prononçait [k].

D'ailleurs, Florus avait repris Vespasien lui disant qu'il fallait dire plaustra, et non plostra. La diphtongue est en effet de rigueur dans la prononciation soutenue ; le lendemain, Florus s'est entendu appeler Flaurus ! Cela va dans le sens de ce que nous vîmes dans la chronique du mois dernier sur la prononciation restituée du latin, relativement à la prononciation campagnarde et provinciale, c'est-à-dire la rusticitas, qui est opposée au « bon » usage de l'urbanitas : la prononciation de aurum comme orum était par exemple la marque d'un paysan.
Il semble en conséquence que les Latins faisaient comme nous, qui, suivant la circonstance, adaptons notre langage et notre prononciation au contexte.

Chez Macrobe cette fois, nous pouvons tirer deux exemples dans ses Saturnaliorum libri (II, 2, 9) :

Faustus Syllae filius, cum soror eius eodem tempore duos moechos haberet, Fuluium fullonis filium et Pompeium cognomine Maculam :
« Miror, inquit, sororem meam habere maculam, cum fullonem habeat ».

La sœur de Faustus, le fils de Sylla, avait en même temps deux amants, Fulvius fils d'un blanchisseur, et Pompeius de la branche des Maculae.
« Je suis étonné, dit-il, que ma sœur ait une tache, alors qu'elle a un blanchisseur ».

 

Apud Lucium Mallium, qui optimus pictor Romae habebatur, Seruilius Geminus forte coenabat : cumque filios eius deformes uidisset :
« Non similiter, inquit, Malli, fingis et pingis ».
Et Mallius :
« In tenebris enim fingo, inquit, luce pingo ».

Servilius Geminus se trouvait à dîner chez Lucius Mallius, que l'on considérait à Rome comme le meilleur peintre. Il vit que ses fils étaient laids, et lui dit :
« Tu ne modèles pas comme tu peins, Mallius ».
Et Mallius :
« C'est, dit-il, que je modèle dans le noir, et que je peins à la lumière ».

Ces deux passages ne sont pas du tout évidents à traduire. Il faudrait déjà connaître un équivalent français du mot cognomen. Par ailleurs, Macula est-il un cognomen appliqué à l'homme, ou à la branche des Pompeii ? Dans la traduction, nous ne parvenons pas à rendre le jeu de mot qui existe entre la « tache » et le terme latin macula qui lui correspond...
Et à quel degré d'ébriété nos deux convives étaient-ils parvenus pour échanger de tels propos ?

Un autre exemple classique est aussi celui du latin très vivant de Cicéron dans son De Oratore (II, 256, 8) :

Idem [Cato], cum cuidam dixisset « Eamus deambulatum » et ille « Quid opus fuit de ? », « Immo uero, inquit, quid opus fuit te ? »

Le même [Caton], qui avait dit à quelqu'un « Allons nous promener », et lui : « Pourquoi faudrait-il de ? », répondit « Au contraire, pourquoi te faudrait-il, toi ? »

L'épisode s'éclaire si nous pensons que le latin oral faisait un grand usage d'affixes explétifs, c'est-à-dire à la fois de préfixes et de suffixes. Le pire était en famille, ou des « -culus », « -iolum » étaient partout ajoutés. Caton a donc dit deambulatum, et son interlocuteur lui dit à peu près : « pourquoi dis-tu deambulatum ? Ambulatum est la forme correcte. »
Caton n'apprécie guère ce reproche qu'il juge pointilleux, alors qu'il proposait de continuer la conversation en se promenant, ce qui est un grand plaisir chez les intellectuels de l'époque. C'est pourquoi il transforme le de en te.
Dans la question Quid opus fuit te ?, le parfait fuit prend une valeur nouvelle : « Bon. C'est comme si j'étais déjà parti seul, je n'ai pas eu besoin de toi. Adieu. »

Yves Ouvrard s'est lancé dans une traduction plus fidèle du jeu de mots :

Le même Caton avait dit à quelqu'un « Allons nous dégourdir les doigts de pied ». On lui avait répondu :
« — Pas besoin de doigts.
— Mais non, pas besoin de toi », dit Caton.

Rendre le jeu sur les sons des mots latins est donc très ardu, d'autant plus qu'avec cette traduction, Caton apparaît très susceptible et cruel puisque « se dégourdir les doigts de pied » n'est pas répréhensible en soi. C'est donc que les plaisanteries sur les mots ne franchissent pas la langue originale. Il faudrait trouver un tout autre jeu de mots ; mais est-ce souhaitable ? De toute façon, il faut expliquer en note ce qu'a voulu dire Caton.

 

Un texte de Cicéron donne la preuve que le v/u a été prononcé [u]. C'est dans le De Diuinatione, II, 84 :

Cum M. Crassus exercitum Brundisii inponeret, quidam in portu caricas Cauno aduectas uendens « Cauneas » clamitabat. Dicamus, si placet, monitum ab eo Crassum, caueret ne iret ; non fuisse periturum, si omini paruisset. Quae si suscipiamus, pedis offensio nobis et abruptio corrigiae et sternumenta erunt obseruanda.

Pendant que Crassus embarquait son armée à Brindisi, quelqu'un, sur le port, vendait des figues de Carie venant de Caunes, et répétait en criant : « Cauneas ! ». Disons, si l'on veut, que Crassus était averti par cet homme « de se garder d'y aller ». Qu'il n'aurait pas péri, s'il avait obéi au présage. Mais si nous l'admettions, il faudrait aussi guetter la rupture d'une courroie et les éternuements.

En effet, Cauneas, en y mettant un peu de bonne volonté, devient Caue ne eas, c'est-à-dire « garde-toi d'y aller » !

Comment rendre un jeu de mots en français ?

Toujours relativement à ces jeux de mots, nous pouvons établir une comparaison entre deux passages d'Astérix, l'un en français, l'autre en latin. Le croustillant d'Astérix est le jeu de mots, le calembour du talentueux Goscinny.
Le traducteur en latin d'Astérix est allemand, tout comme celui de Tintin, et il faut avouer que la traduction des jeux de mots n'est pas franchement brillante. Ce n'est pas que le latin utilisé ne soit pas correct, puisqu'il est classique et parfait – trop peut-être –, mais cela sent la grosse machine sans talent. Tous les jeux de mots d'Astérix passent à la trappe dans la traduction latine de Rubricastellanus ; il ne parvient non plus pas à en créer en latin si l'occasion se présente ! En outre, bien que cela puisse être un germanisme, ces auteurs ont une tendance plus que marquée pour le gérondif et l'adjectif verbal, ce qui alourdit le style prétendu parlé de ce latin.
Cruel dilemme de toute façon pour le traducteur. Comment rendre un calembour d'une langue à une autre ? Dur, dur. Et cela se voit, et même se lit... Disons plutôt que cela ne se lit plus. Les traits d'humour de l'original, passés à la moulinette, donnent un humour très filtré au point qu'il n'y a plus grand-chose de drôle dans le latin d'Astérix.
Et pourtant, les Latins aussi avaient de l'humour, et la langue latine se prête aussi aux calembours douteux qu'appréciait Goscinny.

Par exemple, dans le Combat des Chefs, un légionnaire dénommé Plutoqueprévus, forcé de goûter les mixtures du druide Panoramix devenu amnésique, en voit de toutes les couleurs et, page 26, dit :
« Quinze ans de légion et être bleu ! »

Nous sourions ;o)

En latin, cela devient :
« Quina dena stipendia meritus nunc caeruleus sum ! »

Un Latin ne sourit pas, mais un Français s'aperçoit que le légionnaire devait faire de l'humour en français : la traduction est littérale.
Cela en est même triste et prouve que le traducteur doit traduire une phrase en allemand qui dit :
« Ça fait quinze ans que je suis soldat et maintenant je suis bleu-ciel ! »

Le trait d'humour de Goscinny n'a pas été compris en allemand, et donc la traduction latine est aussi passée à côté. Outre-Rhin, on ne sait pas qu'un « bleu » est une jeune recrue et que l'humour du trait est l'opposition entre bleu, la couleur de la peau du soldat qui vient de boire la mixture, associé à « jeune recrue » alors qu'il a servi pendant quinze années. Le Français sourit : c'est un trait d'humour. En latin, il n'y a rien de drôle. Qu'il ait fait quinze ans de service et qu'il soit maintenant couleur bleu-ciel n'a rien de drôle. N'est-ce pas ?

Que devrait faire le traducteur ? Il devrait chercher un calembour dans sa langue pour rendre la pareille. Mais la situation du dessin offre-t-elle un calembour possible en latin ? Même un calembour qui n'ait rien à voir avec le trait d'humour français, mais qui fasse rire ! Un lecteur français sourirait à la lecture de la bulle en français ; un lecteur latin aussi mais, bien sûr, les calembours ne seraient pas les mêmes.

Dans ce cas, pouvons-nous rire en latin ? Bien sûr !
« Bleu » se dit aussi uenetus. La ueneta factio, c'est l'équipe bleue des courses de chars. Venetus, c'est aussi un cocher de l'équipe des bleus, mais c'est aussi un Vénète, un habitant de la Vénétie. Le jeu de mots en latin est tout de suite trouvé. Il suffit que le soldat se dise né à Rome, par exemple. Et un Romain bon teint a la color urbanitatis !

Il y a plein de jeux de mots qui viennent à l'esprit. Et Caligula de nous proposer aussitôt :

« Perdidi urbanitatis colorem nunc uenetus sum ! »
J'ai perdu mon teint des gens de la Ville : me voilà bleu ! – c'est-à-dire Vénète.

« Quamquam Romae natus nunc uenetus sum ! »
Bien que né à Rome, maintenant je suis bleu ! – donc Vénète.

Et il doit y en avoir d'autres. Mais le traducteur est passé à côté de l'occasion. Dommage...

Caligula nous propose aussi une traduction d'un petit passage d'Astérix en Hispanie (page 22, bande IV, image 2) puisque Rubricastellanus n'a pas rendu le jeu de mots :

« Et César heureux, aux acclamations de la foule, a un geste de clémence envers le chef barbare réduit à l'esclavage.
— Que fait César ?
— Il affranchit le rubicond. »

Et felix Caesar plebis acclamatione se erga Getarum ducem, cui servitutem injunxerat, clementem praebet.
— Quid Caesar facit ?
— Cedant arma Getae...

Cela dit, il n'est pas toujours possible de trouver un jeu de mots équivalent, même en transposant la situation. Il serait aussi possible de conserver le jeu de mots en changeant la couleur par laquelle passe le soldat, ainsi que le propose Pierre Salat :

« Quina dena stipendia meritus tamen uiridis nunc sum ! »
Malgré tant d'années de service, je suis pourtant encore vert.

Le début de la phrase reste inchangé. En latin, le mot uiridis signifie au figuré « vert, vigoureux » et même « frais, jeune ».

La traduction littérale est à éviter

Cela est toutefois ainsi ; c'est un problème récurrent, tout simplement dû au fait que les traducteurs « doivent » gagner moins d'argent que les créateurs, ou que l'éditeur n'a plus besoin de la qualité pour vendre. Il est rare que quelqu'un soit parfaitement bilingue. Il est possible de ne traduire que vers sa langue maternelle, paraît-il, mais nous risquons de manquer bien des choses de l'original. C'est à peu près systématique.

Il y a une vingtaine d'années, un livre en anglais dont fut tiré le film The Betsy, mettait en scène le magnat de l'automobile, Lawrence Ollivier, qui, de manière osée, ouvre sa braguette et demande à la couturière française « You are french ? So, french it ! » Pas facile à traduire...
Le traducteur du livre n'a rien trouvé de mieux que « Tu es française ? Alors francise-la ! »

Récemment, dans un film de Breillat, est traduite en espagnol la phrase « Je l'ai arrêté, mais il y avait une couille dans la procédure » par « Lo he detenido, pero hubo un testículo en el procedimiento ». Cela ne veut plus rien dire du tout, à l'image de l'exemple précédent !

Or ces aberrations iront en se multipliant, car ce sont de plus en plus des robots qui vont faire le travail, de moins en moins supervisé.

Ces exemples ci-dessus vont néanmoins à rebours des règles émises par les Latins eux-mêmes. Dans le deuxième livre de son De Oratore (LIX, 239), Cicéron explique à ce propos :

In quo non modo illud praecipitur, ne quid insulse, sed etiam, quid perridicule possis, uitandum est oratori utrumque, ne aut scurrilis iocus sit aut mimicus.

Non seulement il est prescrit de ne rien dire d'insipide, mais aussi, si l'occasion de plaisanter se présente, il faut que l'orateur évite aussi bien que sa plaisanterie ne relève du bouffon, et qu'elle ne relève du mime.

Quant à Quintilien, il précise dans son De institutione oratoria (VI, 30-32) :

Ne dicet quidem salse quotiens poterit, et dictum potius aliquando perdet quam minuet auctoritatem.

Qu'il ne parle pas avec humour toutes les fois qu'il le pourra, et qu'il taise plutôt un bon mot, plutôt que de réduire son autorité.

De fait, pour que la plaisanterie ne soit pas gratuite, il faut qu'elle soit fondée sur les choses – cauillatio –, et qu'elle ne soit donc pas un simple jeu de mots – dicacitas.
Tout en respectant cela, bien que la traduction soit déjà difficile au niveau de la seule compréhension, même lorsque le traducteur comprend le jeu de mots, est-il toujours à même de le traduire ?

Bracarius, Caligula, Iulius, Jean Colinas, Pierre Salat et Yves Ouvrard.

 

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