L'enseignement du latin

Le latin et le grec sont omniprésents dans notre langue et notre culture. Quid noui ?
 

Il y a quelques décennies, le latin avait une place plus importante dans le cursus scolaire. Il faut dire qu'il y avait alors cinq heures de latin par semaine et que les élèves travaillaient le latin au moins une heure chaque soir. Les textes suivis se présentaient assez souvent sous forme de versions et thèmes alternés. L'apprentissage successif des cinq déclinaisons était alors très rapide et la différence de l'une à l'autre était clairement intégrée dans les esprits.
Actuellement, il n'y a plus que deux ou trois heures de latin par semaine selon les classes, et les élèves ne travaillent pas tellement cette matière chez eux. L'enseignement du latin périclita donc dès qu'il fut réduit à quelques heures généreusement accordées aux plus mauvais moments de la journée...

C'est donc que se pose réellement le problème de l'enseignement du latin. Avec des horaires réduits et un dévouement moindre des élèves au travail de cette matière, les procédés d'apprentissage du latin se doivent d'évoluer. Avons-nous le droit de faire apprendre à des élèves des choses fausses ou largement inexactes, sous prétexte qu'ils n'ont pas encore abordé tel ou tel fait de langue ?
Il existe tout de même des exercices gradués qui permettent de l'éviter. Nos premières phrases latines de sixième à traduire sont par exemple « adaptées » à ce que nous savions, et les solutions n'avaient pas à être remises en question jour ou l'autre.

 

Il faut donc adapter l'exercice aux besoins, et non le contraire, si difficile cela soit-il. Le minimum de base est-il d'apprendre la déclinaison de rosa au singulier et au pluriel, à l'endroit et à l'envers, puis celle de dominus, puis celle de ciuis ?
Enseigner plusieurs déclinaisons simultanément est une source de confusion dans l'esprit des enfants. Assurément, l'élève doit comprendre le système flexionnel du latin. Toute la réussite de l'enseignement repose donc sur l'alternance de méthodes imbriquées et subtiles.
Il faut proposer des textes vivants et attirants, en alternance avec des exercices pour pouvoir passer avec autant d'allégresse sur des textes suivis. L'idéal serait de pouvoir réellement parler latin en jouant avec les professeurs, lors de cours très animés et ludiques afin de s'exprimer aisément en latin.

Le fait de proposer des textes d'un niveau très difficile pour le niveau des enfants permet d'offrir dès le début un contact avec la langue réelle, quels que soient les mots ou structures rencontrés ; mais il est bon de ne jamais proposer une approximation erronée, un mot à la place d'un autre, sous prétexte que nous ne l'avons pas encore vu. Il faut être rigoureux et n'enseigner que la réalité de la langue, et ne jamais écrire ni dire ce qui est faux ou inexact, en se rendant par conséquence compte qu'il n'est pas approprié d'inculquer aux élèves des notions qu'il leur faudra bientôt désapprendre.

Les débutants ont en effet droit à du latin non « inconcevable ». Il est possible d'écrire du latin facile, sans erreur et intéressant pour des enfants.
Certes, l'enseignement du latin n'est pas toujours chose facile ; mais il faut tout de même que l'enseignement reste de qualité. En inventant des textes, les enseignants s'impliquent dans ce qu'ils font. Même s'ils n'utilisent pas des tournures parfaitement idiomatiques, le résultat reste satisfaisant étant donné que le « latin parfait » des syntaxes et des grammaires est quelque peu utopique. En plus du fait qu'une langue évolue et change, le latin n'est pas une discipline facile puisqu'elle n'est ni la langue de l'enseignant ni celle de l'élève.

Il faut plutôt donner un grand choix de vocabulaire et expliquer à quoi servent les déclinaisons et les conjugaisons aux élèves, et non se borner à utiliser abusivement les mêmes mots dans des sens similaires. L'exactitude dans l'emploi des mots vient bien après, comme le montre l'imprécision du langage d'un petit enfant, même dans sa langue natale.

Enseigner par exemple la tournure idiomatique du double datif en présentant cette structure dès le départ comme un latinisme, quitte à proposer un mot à mot traditionnel est valorisant : les enfants sont ravis lorsqu'ils sont mis au-dessus du niveau correspondant à leur période scolaire ; de facto, ils ont ainsi l'impression de gagner du temps et ils en sont fiers.

Il faut préférer des phrases courtes et indépendantes qui tiennent compte de cette situation, qu'un texte entier qui oblige forcément à faire ce genre de concessions. Autrement, il faudrait proposer des exercices d'apprentissage de la langue autres que la traduction. Il serait de même envisageable de proposer un apprentissage en fonction de l'exercice de version, ce qui suppose qu'il est possible d'apprendre certains cas des déclinaisons, des conjugaisons et certains faits de syntaxe progressivement.
Il va de soi qu'il est nécessaire de bien réaliser la distinction entre les versions d'imitation et les vrais textes.

 

Le latin de ces exercices doit en outre paraître suffisamment authentique. Certes, il a des allures de latin classique, avec son verbe à la fin et ses adjectifs avant le nom, mais il ne sonne pas du tout comme celui des textes antiques. L'erreur est de s'imaginer qu'il suffit de maîtriser la morphologie et une syntaxe complexe pour devenir bon en latin.
L'enseignant qui se contente de respecter les instructions élaborées par les inspecteurs pédagogiques qui ont depuis longtemps perdu toute conscience de la réalité du terrain, sera vraisemblablement déçu par ses résultats.
L'enseignant le plus efficace est celui qui se montre le plus exigeant envers lui-même d'abord, et envers ceux dont il a la responsabilité. L'enfant ou l'adolescent a besoin de rigueur et l'apprécie. Plus l'enseignant lui paraît exigeant, plus il l'apprécie au fil du temps.

Les désormais célébrissimes textes latins que Caligula écrit sont tout aussi authentiques qu'une page de Cicéron. Il nous suffit de lire les incontournables dialogues de Cucullus pour le remarquer. Ils semblent même plus « classiques » qu'un thème d'agrégation – qui n'est, rappelons-le rien de plus qu'un rigoureux exercice d'évaluation.

 

Le latin hyperpurifié des thèmes est une caricature du latin. À l'agrégation, il ne s'agit pas d'écrire latin mais de suivre les règles du latin des thèmes, qui n'a jamais été écrit par personne. Frédégaire ou Grégoire de Tours, par exemple, qui parlaient naturellement le latin de la Gaule des VIe et VIIe siècles seraient recalés à l'agrégation !
Des spécialistes sont capables d'écrire des thèmes « dans le style de... » et n'importe qui se serait cassé le nez dessus, convaincu que c'était bien un texte authentique dudit auteur.
Les syntaxes et les grammaires, du moins celles qui se veulent « normatives », n'ont jamais prétendu enseigner un latin parfait : leur but est de décrire un état de la langue à un moment donné. Le fait est qu'un latin sans faute, ni barbarisme, ni solécisme, est déjà pas mal.

Les auteurs dits « classiques » sont Cicéron, César et Cornélius Népos, c'est-à-dire qu'ils appartiennent au premier siècle avant J.-C. Dans les faits, les correcteurs sont loin d'être aussi féroces et tolèrent des expressions de Tite-Live, voire de Tacite. Nous pouvons donc allègrement écrire un latin allant du IIe siècle avant Jésus-Christ au IIIe siècle après J.-C., ce qui fait cinq siècles ! Imaginons un texte français qui mêlerait des tournures spécifiquement rabelaisiennes et d'autres du français le plus actuel !

 

Tout est dans le choix du texte, de façon qu'il suscite l'intérêt et même la passion des enfants. C'est pourquoi il est nécessaire d'élaborer pour chaque classe, presque pour chaque enfant, un enseignement vivant et à la carte. L'exercice est acrobatique et exige de l'enseignant une abnégation totale et qu'il ne compte pas ses heures de travail ; mais quelle joie dans son enseignement ! Et quels merveilleux souvenirs pour lui et ses « enfants » ! Cela construit, fortifie et éclaire tout au long de la vie. L'enseignement est un partage exaltant. Et celui du latin est un fondement particulièrement précieux.

Michaella témoigne d'ailleurs, relativement à ses professeurs de latin : « Ils savaient se montrer à la fois féroces et séducteurs. La rigueur nous terrorisait et nous fascinait à la fois ; c'était délicieux au point que nos enfants le savent et nous envient. »

 

De surcroît, l'étude du latin, ainsi que du grec, enseigne un minimum de rigueur très utile dans de nombreux domaines. À l'instar d'une meilleure capacité de réflexion et d'organisation de ses pensées, notamment dans le domaine scientifique, la programmation réclame une rigueur sans faille dans laquelle toute approximation doit être bannie. En latin, un manque de rigueur induit une incompréhension d'un texte et des faux-sens ; en informatique, c'est un programme qui ne marche pas, ou pire des bugs vicieux que seul un travail de plusieurs heures permettra de corriger.
En programmation, il faut se créer des habitudes pour permettre une écriture directe sans erreur et ensuite passer beaucoup de temps à lire, à relire, à relire encore, ligne par ligne, pour vérifier qu'il n'y a pas d'erreurs et que nous n'oublions pas un élément qui fera tout planter plus tard. Il faut d'ailleurs prévoir le moindre comportement des utilisateurs finals. Quand les logiciels sont exempts d'erreurs, nous gagnons du temps parce que nous n'avons que très peu de corrections à apporter pour corriger des éventuelles imperfections découvertes en production. Ainsi, nous avons plus de temps pour améliorer les programmes en vue d'une exécution plus rapide ou d'un ajout de fonctionnalités.

 

Ainsi, une situation d'apprentissage ne justifie pas le laisser-aller. Tolérons-nous en effet, lors de l'apprentissage de la musique, que le pianiste débutant joue de fausses notes ou, pire, y soit incité ?
Plaignons seulement les pauvres enfants chargés de trouver un sens inimaginable en un temps limité, en concaténant, sans le réservoir des bibliothèques, rien qu'avec l'aide du Gaffiot ! Que seraient tous nos textes latins et leur grammaire sans les exemples et la tradition ?
À l'inverse, si le latin se limitait à ce qui nous reste de sa littérature, ce serait vraiment une langue morte. Fort heureusement, nous continuons à l'écrire ! Espérons cependant que ce néo-latin ne soit pas facteur de réalisation de la pensée de Henri Tournier : « Quod Cicero si audiret, in sepulchro rotaretur » !

Il nous suffira de conclure en remarquant le nombre d'anciens élèves qui viennent dire à leurs enseignants, des années plus tard : « Au début je vous ai haï ou redouté, mais ensuite j'ai compris et apprécié votre rigueur ; et maintenant je vous en remercie. »

Anaxagore, Caligula, Henri Tournier, Iulius, Michaella, Philippe de Visme, Pierre Salat et Yves Ouvrard.

Cet écho est complété par celui du mois de novembre 2001 sur l'enseignement oral du latin.

 

↑ Retour au haut de cette page

Pages connexes

← Retour au menu précédent

 


Les traductions et discussions qui sont proposées dans les Jardins de Lucullus font l'objet d'un travail commun et de débats sur les forums Usenet ; les discussions originelles sont archivées sur Google Groups. Les pseudonymes ou noms réels cités sur cette page sont ceux de certains des participants, que je remercie ici pour leur perpétuelle sympathie qui confère sans cesse aux forums une atmosphère chaleureuse.