Mon père rappelait souvent cet apophtegme de Napoléon Bonaparte : « Quand je veux interrompre une affaire, je ferme son tiroir et j'ouvre celui d'une autre. Elles ne se mêlent point, et ne me gênent ni ne me fatiguent jamais l'une par l'autre. Veux-je dormir, je ferme tous les tiroirs, et me voilà au sommeil. »
Je pense que mon cher papa a su exprimer à son dernier soupir toute la puissance de cette pensée.
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Hommage que j'ai lu pour mon père le 31 mai 2008 à l'église Saint-Paul de Perpignan.
Papa, toi qui, comme tu le dis, « roules le frein à main serré pour ralentir le temps », tu es entré dans l'esprit et le cœur de beaucoup plus de personnes que tu aies pu l'escompter. Aujourd'hui en est une preuve, mais sache que tous les jours suivants confirmeront cela.
Je vais répondre à l'une des questions de saint Augustin : comment mesurer le temps ? Eh bien je dirai que ton temps s'est mesuré au nombre de vies que tu as sauvées, de patients que tu as guéris et de personnes que tu as réconfortées tout au long de ta vie. Tu dis souvent que tu t'appliques à soigner tes patients, dans le vrai sens de l'expression, c'est-à-dire que tu adaptes le traitement non pas à la maladie mais au malade lui-même.
Papa, je pense que tu nous dirais que nous ne devons pas pleurer ton récent départ mais plutôt nous réjouir de ton arrivée il y a 63 ans.
Papa, je suis heureux que tu aies vu la fin de mes études et je sais que tu seras aussi présent dans la salle le jour de la remise de mon diplôme en décembre puisque tu m'as dit que tu y serais. Je te dédie d'ailleurs mon diplôme de l'École centrale des arts et manufactures. Tu sais aussi que j'ai commencé ma vie active dans les systèmes d'information et de télécommunications de la RATP, informatique dans laquelle j'ai baigné dès ma plus tendre enfance et dont le goût tu me donnas avec l'Apple IIc, sur lequel je programmais déjà, ainsi que sur ta calculatrice de bureau.
Je vais maintenant lire le chapitre 48 du Dào Dé Jīng, chapitre que tu préfères parmi tous ceux de ce Livre de la Voie et de la Vertu, dans la traduction de François Houang et de Pierre Leyris, qui est ta traduction préférée :
Apprendre, c'est de jour en jour s'accroître
Suivre la Voie, de jour en jour décroître
Décroître encore décroître
Jusqu'au non-faire
Par le non-faire, rien qui ne se puisse faire
Tout abdiquer, c'est gagner l'univers
Viser à une fin
C'est être impropre à gagner l'univers.
Comme tu te plais à le répéter, papa, le Sage taoïste se guérit de la maladie du savoir. Savoir que l'on ne peut savoir, c'est bien. Apprendre à désapprendre, c'est mieux. Faire le non-faire, dire le non-dire, savourer le sans-saveur et désirer le non-désir, c'est le summum. Le Sage magnifie le minime et attribue nombre au peu ; le Sage ne s'efforce point de faire grand : il fait grand par là même et tout s'aplanit devant ses pas (ch. 63). Cela doit assurément toujours aller dans le sens de la création et s'accorder avec les lois de la nature, sans jamais s'y opposer ni les forcer. Si l'on fait ce qu'il faut, la terre nous protège ; si l'on reste en « quiétude suprême », le ciel nous protège, ainsi que tu l'as récemment rappelé [sur la Gazette].
Celui qui connaît la Voie n'est pas savant ; celui qui est savant ne la connaît pas. Le Sage taoïste estime le fruit et laisse la fleur. Le naturel est simple ; c'est l'artificiel qui est compliqué. Qui aspire à revenir au naturel doit tous les jours s'alléger. Le détachement est la mesure du progrès dans la Voie. L'allégement a quelque chose de céleste, comme l'accumulation a quelque chose de terrestre. La fréquentation du Mystère amène à s'alléger de tout ce qui s'oppose à une avancée dans ce Mystère : le grand obstacle à l'Illumination, ce sont les connaissances : processus infini et aussi indéfini, c'est la visée qui n'aboutit jamais. À l'inverse, pratiquer le Dào, c'est entrer dans un processus de désappropriation, de diminution. Cela vers le non-faire, et par là on se rend de jour en jour plus efficace puisque l'efficacité est située du côté du non-faire : le Sage est vertueusement désoccupé.
Papa, tu es un coq, un vrai de vrai, tu es ma fierté. Tu es fier, fier de tes muscles, fier de ta vie, fier de ta famille. Comme tout coq qui se respecte, tu es déterminé et tu l'as sans cesse prouvé. Tu es franc, observateur, attentif aux détails ; tu planifies et organises tout, comme tu l'as montré de ton premier à ton dernier souffle terrestre. Et même au-delà, tu es allé jusqu'à attendre ta petite sœur Marie-Christine. Sensible aux louanges, tu as besoin de te sentir aimé, papa, et je regrette de ne pas t'avoir suffisamment exprimé mon amour pour toi. Tu jouis d'une grande vitalité, tu es un grand travailleur, infatigable et perfectionniste. La ponctualité légendaire du coq est de ton apanage.
Tu es un adepte de l'autosuggestion, que tu recommandes à tout le monde, condition sine qua non de confiance en soi. Tu dis souvent « je suis une force de la nature que rien n'arrête ». Effectivement, aucun obstacle dans ta vie ne t'arrêta. Tu as toujours avancé, toujours. Et tu continues encore à avancer. Tu suis la Voie, le Chemin.
La Voie dans le Dào Dé Jīng est la Voie du Ciel. Comme tu te plais à le rappeler à juste titre, il n'est donné à personne de la définir, il n'est donné à personne de la décrire, mais on peut la pressentir et on peut, grâce à l'illumination, en être investi. Et lorsque la Voie paraît, ce n'est plus la Voie elle-même ; c'est sa Vertu qui paraît. Ainsi de Dieu Lui-même que personne n'a jamais vu, mais dont l'Œuvre paraît. Saisir le mouvement naturel au-delà même de Ciel-et-Terre, qui en est la première expression, n'est pas possible ; en revanche, se laisser faire par le mouvement de Ciel-et-Terre, en l'épousant de l'intérieur, cela est possible : c'est le non-faire, le non-agir, le non-désir.
Le premier chapitre du Dào Dé Jīng, toujours dans sa traduction de François Houang et de Pierre Leyris, relate ceci :
La voie qui peut s'énoncer
N'est pas la Voie [pour toujours]
Le nom qui peut la nommer
N'est pas le Nom [pour toujours]
Elle n'a pas de nom : Ciel-et-Terre en procède
Elle a un nom : Mère-de-toutes-choses
[Sans désir, nous contemplons leurs secrètes merveilles
Le désir ne nous fait voir que leurs aspects manifestes]
Deux noms issus de l'Un
Ce deux-un est mystère
Mystère des mystères
Porte de toute merveille.
Et aujourd'hui te voilà parvenu au bout du Chemin. Dieu t'a guidé dans cette quête spirituelle, ce chemin de rectitude, celui des justes, celui des gratifiés. Au bout de ce Chemin, la Voie s'élargit et les plaines ensoleillées des Champs Élysées s'offrent à ta vue, ces radieuses contrées paradisiaques, véritables pays de cocagne que décrivit Homère dans le chant IV de son Odyssée (v. 621–631), à travers cette traduction de Guillaume Dubois de Rochefort :
Les Dieux te conduiront, pour te combler de biens,
Aux bornes de la terre, aux champs Élysiens,
Beaux lieux où Rhadamante établit son Empire,
Où rien ne corrompt l'air & la paix qu'on respire,
Où la vie aux mortels ne coûte aucuns travaux,
Où les plaisirs sont purs, affranchis de tous maux.
Là jamais les hivers, de leur âpre froidure,
Ne viennent attrister la riante Nature ;
Et toujours le Zéphyr, voltigeant sur les mers,
De sa plus douce haleine y rafraîchit les airs.
Oui, papa, tu es heureux, bienheureux pour l'éternité, abrité sous un ombrage impénétrable dans les jardins d'Éden de sous lesquels coulent des ruisseaux au son paradisiaque et où jaillissent, autour de ta demeure exceptionnelle, des sources d'eau pure et incorruptible, des fontaines de lait au goût inaltérable, des fleuves de doux nectar et de vin qui n'enivre pas, délices pour ceux qui en boivent, ainsi que des ruisseaux de miel purifié. Tu y trouveras aussi une abondante nourriture et le pardon de Dieu (Coran, xlvii:15).
Papa, tu es parti sans souffrir et j'en suis heureux pour toi. C'est dans un paisible sommeil, au détour d'un doux rêve, comme tu l'avais toujours souhaité, que Dieu t'a rappelé à Lui ; merci à Dieu de t'avoir exaucé. Léonard de Vinci avait dit « qu'une journée bien remplie donne un bon sommeil ; une vie bien remplie donne une mort paisible ». Or, tu rappelles souvent que lorsque tu affirmes à un patient : « Mais oui, vous allez guérir ! », tu entends fréquemment la réponse stéréotypée « Dieu vous entende ! » à laquelle tu réponds invariablement « Mais il n'est pas sourd ! » Dieu a écouté ton souhait et, alors que la médecine des hommes t'a abandonné, Il t'accueille maintenant, serein, dans Ses jardins où poussent des cycas millénaires.
Papa, tu es un père formidable. Ce n'est pas pour rien que ton prénom, Patrice, dérive du latin pater. Tu nous as sans cesse comblés, mon frère et moi. J'espère que tu ne m'en veux pour ma part pas de ne pas t'avoir assez remercié pour tout ce que tu as toujours fait pour moi, ô mon cher papa que j'aime tant. Tu sais que je ne suis pas particulièrement bavard et spontané en paroles, mais tu sais aussi que quoique je ne dise pas tout ce que je pourrais dire, je le pense et essaie de le montrer autrement. De toute façon, il n'y a pas assez de mots dans la langue française pour te dire à quel point je t'aime. Seule une pensée peut – et encore ! – tenter d'exprimer cela, mais le cerveau humain n'est pas capable de concevoir l'infini...
Accueille donc cette pensée, mon cher papa, qui se poursuivra infiniment dans mon cœur et dans mon esprit pour continuellement communiquer avec toi ad vitam aeternam.
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